Avant propos : un moment de « création > recherche »
Cette partie rend compte à présent du moment de « création > recherche » défini lors du cadrage méthodologique (cf. III.a). Elle concerne donc la création des œuvres élaborées durant la durée de la thèse1), soit, on le verra : Lambeaux, Loops et Wall trope. Je rappellerai qu’il s’agit d’envisager ce moment selon une approche globale montrant « à la fois l’œuvre et ses modes de réalisation en liant expérientiel et conceptuel ; rationnel et intuition. ».2) Et sachant que les concepts que j’ai eu à travailler tout au long de cette création ont nourri, eux aussi, l’état de la question théorique.
La partie précédente vient de situer mon travail artistique de 2001 à 2010. Cela permet de remettre en contexte ma posture artistique avant cette thèse et au seuil de ces nouvelles œuvres. L’analyse précédente (III.b) démontre que mon activité artistique a été conséquente et que j’ai acquis aussi un certain niveau de culture numérique. Sans vouloir faire ici la mise en perspective de mon travail passé (que je réserve à la conclusion), je peux déjà constater que mon intention d’artiste a été surtout marquée par quatre grandes questions : la transgression du droit d’auteur, le nouveau rapport au temps de l’œuvre numérique (en lien, souvent, avec son niveau d’interactivité), la critique du phénomène d’abondance informationnelle médiatique et/ou numérique et le nouveau rôle de la collection dans la création numérique. Par ailleurs, les sept œuvres présentées témoignent aussi de la diversité de mes recherches artistiques. Mais une de mes premières œuvres m’a profondément marqué. Il s’agit de SamplTV.
Figure 87. SamplTV - le 12.05.2003 à 20h23, Capture d’écran de quatre images dans la boucle (BOILLOT, Nicolas, 2003)
Je remarquerai que cette œuvre exprime la plupart des intentions dont je viens de parler. La transgression du droit d’auteur sert l’intention critique de l’œuvre :
- une critique des médias télévisuels (exprimant l’abondance voire la saturation informationnelle des médias et le matraquage médiatique)
- et une critique de notre soumission aux flux informationnels (notre rapport hypnotique aux images).
SamplTV repose sur la pratique de sampling et engage un degré de détournement élevé, pratiquement au même niveau que Plagiairc, ma dernière œuvre la plus aboutie. Ce qui explique aussi mon intérêt pour ce travail. L’extraction systématique des fragments en mouvement des images et leur transposition sur une boucle, dans une temporalité différente et répétitive, mettent en exergue les éléments attractifs de la communication médiatique ; mais aussi les nouvelles et multiples temporalités d’une œuvre numérique, une de mes quatre intentions principales. Cette œuvre témoigne de l’importance de la collection, même si elle est ici automatisée et déléguée au dispositif numérique ; et même si elle n’existe que dans le temps de la captation des fragments, constamment renouvelés par la matière perpétuelle du flux télévisuel. Enfin, l’œuvre joue beaucoup sur le degré de distanciation avec le matériau source, qui peut être faible ou fort suivant le jeu (réduit) du spectateur. La reconnaissance de tout ou partie des personnages et des univers des émissions captées reste essentielle pour servir la dénonciation médiatique. Et on reconnaît bien là les termes du remix, indissociables pour Navas, de sa portée référentielle. En revanche, si le spectateur intervient, le sens, même partiel, de l’image télévisuelle peut se dégrader, l’œuvre invitant ainsi le spectateur à reprendre le pouvoir sur l’injonction médiatique. Ce type de remix dit réflexif catégorise presque toujours mes œuvres3) (mises à part quelques œuvres de remix sélectif comme L’espace réinitialisable ou Spoiler).
SamplTV m’apparaît ainsi comme une des œuvres marquantes de mon travail. Elle est, de plus, assez novatrice pour son époque. Par ailleurs, j’ai toujours pressenti que je n’avais pas pu exprimer tout le potentiel de cette œuvre, notamment en raison des exigences du dispositif. J’avais été confronté à cela en 2003, lors de la première création de SamplTV, du fait de l’inadéquation de mes compétences numériques de l’époque. Puis, j’avais eu à cœur de la faire progresser en 2004, grâce, notamment, à l’aide d’un « personnel de renfort », dans le cadre du D.E.A. Mais l’expression du concept de SamplTV avait alors trouvé ses limites du fait de la puissance de calcul des ordinateurs de l’époque. Ses fragments rectangulaires, assez datés aujourd’hui, en témoignent.
J’ai donc toujours eu en tête de revenir sur ce travail, mais je l’aborde à présent de façon plus mature, avec la sensation d’avoir beaucoup exploré ce type de remix. J’ai aussi un niveau d’acculturation numérique plus conséquent, mon parcours m’ayant permis une solide auto-formation.
Ma question à présent est de me demander comment faire évoluer SamplTV, du point de vue de l’intention comme du point de vue du dispositif de création numérique ?
Je décide d’envisager de structurer mes nouvelles créations avec trois intentions : - On vient de voir que la première de mes intentions est d’envisager la pleine expression d’une œuvre, que je considère comme marquante de mon parcours artistique : SamplTV. Et ainsi de procéder à une nouvelle création grâce, notamment, aux possibilités numériques d’aujourd’hui et au niveau de culture numérique que j’ai acquis grâce à plus de dix ans de pratique, de collaboration et de formation. SamplTV constituant aussi le point de départ du nouveau processus de création de Lambeaux, Loops et Wall trope.
- La deuxième intention vise à interroger la définition du remix, ce qui renvoie à la question centrale de cette thèse. On a vu qu’au cours de ces dix ans, j’ai déjà beaucoup questionné le droit d’auteur, soit en le transgressant de façon variable (comme avec SamplTV, de façon éphémère, l’image captée étant rapidement recouverte par une autre image ; ou comme avec Plagiairc, de façon centrale, en invitant le spectateur à plagier et à questionner lui-même l’instabilité du droit d’auteur accentuée par les pratiques du Web 2.0), soit en l’évitant ostensiblement (en utilisant mes propres matériaux sources ou des matériaux libres de droits). J’ai aussi souvent permis au spect’acteur de faire varier le degré de distanciation avec l’original (SamplTV, La lyre publicitaire), afin de m’avancer au plus près des limites de la définition du remix proposée par Navas. Mais, bien que cette question référentielle habite sans cesse l’artiste de remix que je suis, elle me semble depuis un moment révolue. En interrogeant la littérature (II.a.i), mon idée semble fondée. Ainsi, pour Jamie O’Neil4), « dans le remix, “l’original” est impossible, parce que le monde dans lequel nous évoluons est une copie de copie, un endroit que nous avons perdu de vue, où nous avons perdu l’espoir de rencontrer l’original. »5) Pour lui, « l’esthétique du remix n’a pas besoin d’une connaissance précise des originaux, mais d’une conception plus complexe d’une histoire qui cherche continuellement à se réinterpréter elle-même. ».6) Pour ma part, même si je reste attaché à la portée référentielle de la trace dans le cas d’une intention critique et médiatrice, j’affirmerai, comme O’Neil, que cela n’empêche pas aussi l’artiste de remix de pousser à l’extrême son processus de transformation. On a vu que ceci est particulièrement vrai dans le remix numérique parce que cette « “machine à effet feedback”[…], cet ordinateur [qui] va rétro-agir sur l’imagination de l’artiste […] [et ouvre] à celle-ci des possibilités insoupçonnées au départ par l’artiste lui-même. »7) Ma nouvelle intention est donc d’explorer progressivement la dissolution de l’original afin de rendre, cette fois-ci, caduque la notion de plagiat.
- Enfin, la troisième intention consiste à reprendre le contrôle du processus de création (la perte de contrôle étant au centre de beaucoup de mes travaux) et à ne plus faire interagir le public avec l’œuvre. Je cherche à endosser une double posture : celle de l’auteur de l’œuvre, -celui qui crée le concept et le dispositif -, mais aussi celle de l’interacteur, celui qui est en tension avec l’œuvre, l’œuvre générant de multiples propositions. Cela me permet aussi de signifier le plaisir de l’auteur : plaisir de l’interactivité, plaisir de la créativité et plaisir de manipuler8) les codes et de les détourner9). Je serai d’ailleurs amené à étayer cette démarche10). Je remarquerai ici qu’il fallait sans doute attendre une certaine maturité et assurance pour revenir au simple caractère jubilatoire de la création de l’artiste. Ceci dit, elle est bienvenue dans le cadre normé et enfermant de la thèse.
En résumé, tel est le nouveau fil conducteur de mes « œuvres en train de se faire » : - Exploiter les nouvelles possibilités du médium numérique pour donner toute sa dimension à une des œuvres marquantes de mon travail (SamplTV). - Repousser les limites admises du remix réflexif, c’est-à-dire se détacher de sa portée référentielle. - Et privilégier le statut d’auteur-interacteur en mettant en suspens l’interaction avec le public. On va le voir, ces trois intentions sont, au départ, l’horizon lointain de mon travail. Elles ne s’exprimeront que progressivement, au fil des différentes œuvres successives que je serai amené à créer. Car dans ce moment de « création > recherche », ma logique est expérimentale sur le double plan de l’intention et du dispositif de création numérique. Les œuvres réalisées Lambeaux, Loops et Wall trope sont donc à considérer comme une série évolutive, ces œuvres étant logiquement directement dépendantes les unes des autres et témoignant d’une expérimentation grandissante. Je noterai d’ailleurs que cette expérimentation a bénéficié d’une résidence durant la création de Loops. Je préciserai aussi que cet avant-propos sur les intentions de ces œuvres a un but : introduire leur présentation et surtout faciliter la compréhension globale de la dynamique de ce travail de « création > recherche ». Mais il est évident que ces œuvres résultent d’un chemin qui n’était pas très bien tracé au départ et que le déplacement du focus de la recherche vers la création a transformé et réaffirmé mon intention d’artiste. Je décrirai à présent les œuvres en suivant le fil de l’expérimentation. Je commencerai donc par Lambeaux, premier pas de mon expérimentation.