Spoiler
1. Présentation résumée de l’œuvre
Spoiler1) est une installation vidéo qui questionne la narration scénaristique. Elle a été réalisée lors d’une résidence d’un mois, en 2007, dans un musée d’art contemporain national, le Museo de Arte Contemporáneo de Santiago du Chili. Au terme de la résidence, cette installation vidéo a été ensuite exposée dans le cadre de la 8e biennale de vidéo, d’art et de nouveau média de Santiago. Spoiler se présente comme un remix visuel et sonore d’un film emblématique et libre de droits : La nuit des morts-vivants2) de George Romero, l’un des premiers films d’horreur contemporains (tourné en 1969) ayant comme sujet principal, les Zombies.
Figure 77. Spoiler – Museo de Arte Contemporáneo, Santiago, Chili (BOILLOT, Nicolas, 2007)
Un scénario filmique est généralement écrit comme une succession binaire d’événements où, actions et sentiments alternent pour créer du suspense et/ou une tension dramatique. Les spect’acteurs sont captivés par un film, en grande partie parce qu’ils veulent savoir ce qui va se passer par la suite. Ils oscillent entre l’envie de savoir ce qui va advenir et le plaisir de vivre, seconde par seconde, le suspense installé par le scénariste. Spoiler, ce mot d’origine anglaise, désigne le fait de dévoiler à un spect’acteur, qui regarde un film (ou à un lecteur qui lit un livre), ce qui va se passer plus tard dans la narration. De fait, cette action annule subitement la tension narrative voire selon le cas, la tension dramatique. Elle perturbe aussi les repères temporels en mixant présent et futur et propose une inhabituelle possession de l’espace et du temps ou en tous cas, à la remise en cause de notre représentation aujourd’hui erronée d’un temps linéaire. Telle est l’intention du remix Spoiler.
Je remarquerai que plusieurs raisons m’ont poussé à choisir de remixer le film La nuit des morts-vivants. En premier lieu, l’intensité de son suspens est susceptible d’entraîner facilement, chez le spect’acteur, l’envie de dévoiler le futur avec le dispositif de Spoiler. Ce film m’intéresse aussi parce qu’il fait alterner dans son scénario des moments calmes et des moments de tension et d’angoisse, comme la plupart des films d’horreur. La cohabitation de ces deux instantanés scénaristiques antagonistes est fondatrice du principe de Spoiler. Enfin, j’ajouterai de façon plus anecdotique, que je trouvais aussi intéressant de mettre en valeur de manière implicite, le rapport entre les zombies et les spect’acteurs. Le zombie est un humain mort-vivant déambulant vers ses victimes de manière très lente, mais implacable. Le spect’acteur de Spoiler est un humain vivant obligé de se positionner debout et de déambuler de manière très lente pour pouvoir découvrir au cours du temps des extraits du film « spoilé ».
Durant la performance de Spoiler, une copie n° 1 du film « La nuit des morts-vivants » est diffusée dans une salle obscure sur un pan entier d’un mur (j’appellerai, par commodité, cette copie n°1 : film « actuel » ; il correspond au temps présent de la narration). Quand les spect’acteurs entrent dans la pièce, ils sont détectés par une caméra de vidéosurveillance située à la base du vidéoprojecteur diffusant le film. Mon programme va extraire leurs silhouettes et les incruster instantanément à l’écran. Les silhouettes apparaissent sur les images du film « actuel » sous la forme de découpe, à l’intérieur desquelles apparaissent les images d’une copie n°2 du film qui est-elle, diffusée avec un décalage de dix minutes en avance (j’appellerai, par commodité, cette deuxième copie en différé : film « spoilé » ; il correspond au temps futur de la narration). La présence d’un ou plusieurs spect’acteurs va ainsi permettre de révéler une partie de ce qui va bientôt advenir dans le récit filmique, créant un raccourci narratif uniquement dans l’espace étroit de la silhouette du ou des spect’acteur(s). Le spect’acteur peut d’ailleurs faire varier le sens de la captation de deux manières : son déplacement définit l’endroit de l’image qui va être « spoilé » ; et son attitude (ses bras écartés ou non, par exemple) détermine la forme et la dimension de la découpe.
On notera que la silhouette du spect’acteur et son déplacement sont bien identifiables à l’écran et que cet effet miroir vise à accentuer le rôle qui lui est donné ici : un rôle de coauteur qui détermine l’existence même de l’œuvre. Au final, cette co création donne lieu à un remix visuel, mais aussi sonore, le son du film « spoilé » se superposant au son du film normal. Le rendu final, à la fois visuel et sonore, peut ainsi atteindre un certain niveau de complexité en fonction du nombre et de la vitesse des interactions du spect’acteur avec le images du film à l’écran, et ce d’autant plus quand il y a plusieurs spect’acteurs.
2. Analyse méthodologique selon les repères de la grille méthodologique
INDICATEUR
Une nouvelle relation au médium (I.a.i)
L’œuvre se cantonne-t-elle à une relation de création ou affirme-t-elle aussi une relation de médiation ?
Cette question est fondamentale dans Spoiler. Car c’est la totalité de l’œuvre qui est « pensée comme relation au spect’acteur ». C’est le spect’acteur et lui seul qui va pouvoir effectuer en temps réel des opérations transformatives dans le déroulement du film ; et mettre en exergue l’intention de l’installation vidéo. On voit bien ici combien le passage au numérique permet « une activation et une distorsion des relations avec les acteurs du dispositif : l’auteur et ses publics ». Ce faisant, le dispositif génère une œuvre ouverte, relativement inachevée. Car on peut imaginer que si elle ouvre à un grand nombre d’interactions, elle le fait aussi dans la limite du potentiel d’événements visuels et sonores d’un film. Enfin, la question de la perte de contrôle inhérente à la question de la médiation est-elle aussi assez subtile. J’établis des règles de fonctionnement du dispositif en amont et j’accepte donc en tant qu’auteur, une perte de contrôle sur ce qui va advenir pendant l’installation. Quant à la prise de contrôle sur le déroulé du film par le spect’acteur, elle constitue non seulement une propriété fréquente de la relation de médiation, mais aussi, ici, le propos original de l’œuvre : la prise de contrôle sur l’espace-temps de la narration. Spoiler est ainsi une de mes œuvres les plus représentatives de cette relation de médiation, avec Moving Identities non présentée ici, du fait de sa parenté avec SamplTV.3))
Figure 78. Spoiler – Croquis préparatoire – extrait du journal de bord (BOILLOT, Nicolas, 2007)
INDICATEUR
Une nouvelle relation au médium (I.a.i)
La « contrainte dite créatrice » est-elle en jeu ?
Comment les nouvelles possibilités de diffusion numérique dans le temps et l’espace sont-elles exploitées ?
Comment s’exprime la notion de « public initié » liée à l’art contemporain ?
La présentation de Spoiler ci-dessus souligne combien, comme dans toutes mes œuvres précédentes, le dispositif de l’œuvre dépend de contraintes créatrices strictement définies au départ. On vient de le voir, la part d’un tiers, ici le spect’acteur, y est fondamentale, comme la question de la perte de contrôle, traitée de façon singulière ici. Je soulignerai aussi que contrairement à certaines œuvres ouvertes, il y a peu de hasard. La proposition obéissant au potentiel d’images contraint du film. La seule incertitude de l’artiste est de ne pas savoir à l’avance si le spect’acteur jouera le jeu de la co-création qui lui est proposée et, s’il s’y engage, avec quelle intensité. On verra toutefois que le dispositif est pensé pour favoriser cette participation, ne serait-ce que par le choix d’un film qui fait aujourd’hui partie d’un référentiel commun. Les contraintes créatrices liées au dispositif influent aussi directement sur l’exploitation des possibilités de diffusion. Étant donnée la dépendance de Spoiler à la déambulation spatiale du corps des spect’acteurs, la diffusion nécessite un cadre fixe, physique, apte à provoquer et capter leurs déplacements corporels. La diffusion de l’œuvre nécessite un lieu, public de préférence, pour accueillir la performance et suffisamment grand pour permettre de nombreuses interactions concomitantes. Le lieu doit aussi, bien sûr, pouvoir être équipé (caméra, ordinateur, projecteur filmique, écran, etc.) et surtout, il doit pouvoir disposer d’une surface de projection suffisamment grande pour que le spect’acteur ait l’impression de rentrer dans l’image du film et ainsi vivre physiquement plusieurs temporalités en miroir. De fait, toutes les diffusions de Spoiler s’expriment dans des lieux d’exposition organisés :
- En 2007, dans le cadre institutionnel du musée national d’art contemporain au cours de la 8e biennale de vidéo, d’art et de nouveau média de Santiago du Chili.
- En 2008, dans le cadre de l’exposition Norapolis 7 aux Trinitaires de Metz, en France dans une salle de cinéma.
- En 2009, dans le cadre d’une exposition individuelle à Mix’Art Myris, espace de création pluridisciplinaire, à Toulouse, en France.
- En 2013, dans le cadre d’une exposition individuelle à la Galerie d’art Ori à Berlin, en Allemagne.
Figure 79. Spoiler – Interaction – Mix’Art Myris, Toulouse, France (BOILLOT, Nicolas, 2009)
La diffusion a donc tendance à rester dans le temps déterminé de l’exposition et dans un lieu unique, qui plus est, souvent institutionnel (même si certains lieux sont alternatifs, comme le cas de Toulouse et de Berlin). On n’assiste donc pas ici à la suppression du cadre et de la fixité de l’exposition, favorisée en général par le passage au numérique, notamment via le réseau Internet. De fait, la diffusion de Spoiler reste plus verticale qu’horizontale, du fait du poids symbolique des lieux d’art contemporain qui restreint l’accès à l’œuvre. Ainsi, si « l’effacement de l’œuvre au profit de l’expérience et de l’interaction avec le spect’acteur » et l’extrême simplicité d’usage du dispositif visent bien à dissoudre ici la notion de « public initié de l’art contemporain », il y a fort à parier que le public restera celui des cercles relativement fermés du monde de l’art contemporain. Ce qui sera moins vrai, par exemple, avec des œuvres comme Plagiairc, qui s’expérimente dans l’espace privé des spect’acteurs, via leur compte Facebook ou Google.
INDICATEUR
Une nouvelle relation au médium (I.a.i)
Un espace de création dépendant de l’acculturation numérique des artistes (I.a.ii)
Quel est le niveau d’acculturation numérique de l’artiste ?
Quel niveau de langage de programmation est utilisé pour la création ?
Quel type d’intervention avec le logiciel applicatif ?
Spoiler est une œuvre de 2007. Fort d’une acculturation numérique progressive, je possède à présent un certain niveau qui, si on reprend mes indicateurs, peut me classer parmi les « artistes experts », même s’il me reste bien sûr encore beaucoup de choses à apprendre. Or Spoiler est une œuvre très simple qui ne nécessite pas un niveau de programmation élevée. Ceci est important à relever. Il est bon, en effet, de rappeler que même si l’art numérique est passionnant, notamment au regard des potentialités croissantes de la technologie numérique, la priorité de l’artiste reste la création. La technique sert l’intention. De fait, dans Spoiler, le langage de programmation est très classique, car il suffit à servir mon intention. Comme dans La lyre publicitaire, j’utilise le logiciel de programmation graphique Eyesweb. La partie hardware de Spoiler est une caméra vidéo soit l’un des capteurs les plus utilisés dans des installations d’art numérique. Cette caméra est interconnectée à l’ordinateur en charge de diffuser les deux films. Et c’est le programme graphique que j’ai conçu (aussi dénommé Patch) qui va permettre d’intégrer la silhouette extraite par la caméra sur le film et générer les effets décrits précédemment.
Pour comprendre ce qui se passe, je rappellerai que le matériau source est constitué par deux copies d’un même film superposées et qui défilent avec dix minutes de décalage. Le film « actuel » est présenté en cache sur le film « spoilé » (celui qui défile dix minutes en avance). Ensuite, le Patch va soustraire de la surface du film « actuel », la silhouette captée par la caméra. La silhouette est une sorte de pochoir en creux qui laisse apparaître, ce qui est en dessous, c’est-à-dire le film « spoilé » qui, lui, ne subit jamais de perturbations. Pour fonctionner, ce Patch nécessite donc de disposer du film numérisé, cette numérisation donnant la possibilité d’interagir et d’influer sur sa double diffusion. Le Patch intervient aussi au niveau de l’interaction sonore. Les deux bandes-son du film « actuel » et du film « spoilé » vont se mélanger en fonction de la proportion des extraits du film « spoilé » visibles à l’écran. Ainsi, on a vu que plus il y a de silhouettes de spect’acteurs, plus le volume bande-son du film « spoilé » va prendre le « dessus » sur la bande-son du film « normal ». L’intervention du ou des spect’acteurs va donc définir l’expression simple ou complexe d’un remix à la fois sonore et visuel. Je noterai que j’ai fait évoluer ce dispositif en 2013, à l’occasion de mon projet d’exposition à Berlin. J’ai utilisé cette fois-ci Openframeworks à la place d’Eyesweb, un langage de programmation textuel open source. Cette réécriture du concept originel dans Openframeworks m’a permis d’intégrer la possibilité d’utiliser une nouvelle caméra particulièrement adaptée pour récupérer la silhouette des spect’acteurs dans une pièce sombre, la caméra Kinect de la société Microsoft. Ce changement a agi aussi sur la qualité et la finesse des images générées et permis d’accroître l’effet miroir recherché, le spect’acteur pouvant plus facilement se reconnaître dans les silhouettes projetées.
INDICATEUR
Les effets d’une diffusion des flux d’information à une large échelle par l’intermédiaire du Web (I.b.i.)
L’abondance : des médias de masse à Internet
Spoiler n’est pas directement reliée au phénomène d’abondance, majeur dans le questionnement et dans le renouvellement de la création numérique. Le fait de remixer un média ancien de 1969 ne met pas du tout en valeur ou en perspective les changements d’échelle de l’information à l’ère numérique. Et d’ailleurs, Spoiler n’a pas non plus l’intention de faire la critique des médias et/ou de l’abondance, comme dans les cas précédents de La lyre publicitaire, de SamplTV ou de .urler. En revanche, la mise à disposition du film par le biais d’un site de téléchargement légal et représentatif, comme l’Internet archive, est significative de notre époque numérique. Elle rend bien compte de la facilité actuelle (y compris pour les artistes de remix) de l’accès aux connaissances et à ce « patrimoine universel » ainsi généré.
INDICATEUR
La notion d’auteur revisitée par les nouvelles technologies (I.b.ii)
Tourné en 1969, le film La nuit des morts-vivants est « tombé » dans le domaine public à cause d’erreurs commises lors de la procédure d’enregistrement de son copyright4). Numérisé, copié et disponible sur de nombreux sites de téléchargement légal comme, on l’a vu, l’Internet archive, le film est librement réutilisable pour la création numérique. Ceci rappelle que « le droit d’auteur dépend des conditions techniques d’inscription, de transmission et de stockage de chaque époque »5), en l’occurrence ici celle de l’hypersphère. L’Internet archive témoigne, en effet, des propriétés inédites de consultation et de stockage du réseau Internet. Il vise à « préserver la connaissance humaine dans le domaine numérique par copies régulières des contenus des pages Web et par numérisation des autres médias (données visuelles, sonores, textuelles, logicielles) ». On a vu que cela permettait d’améliorer l’accessibilité des collections à tous (licence creative commons, œuvre du domaine public) et de faciliter leur réappropriation, notamment par les auteurs de remix. Dans le cas de Spoiler, cette absence de droit d’auteur a même agi sur le dispositif artistique lui-même : le film remixé est la plupart du temps très reconnaissable (a contrario des images de SamplTV), ceci permettant que les éléments référentiels (les moments ou personnages cultes du film) activent l’imaginaire et l’implication des spect’acteurs ; suivant en cela un des principes du remix, si on s’en tient à la définition de Navas6).
Sur un plan personnel, l’Internet archive me permet donc ici, de me libérer pour un temps, de « l’épée de Damoclès de l’arsenal législatif qui protège le droit d’auteur ». Le lecteur aura en mémoire la difficile situation de double contrainte que j’ai vécue par exemple, avec SamplTV. La question étant alors de se demander comment respecter à la fois le propos de l’œuvre (la critique des médias) et le droit d’auteur de ces médias ? J’ai jusque-là pu me libérer de cette tension uniquement dans les œuvres où j’étais moi-même l’auteur des matériaux sources (La mosaïque sonore, Isotopie, par exemple) ou dans celles qui utilisaient des objets communs (L’espace réinitialisable, par exemple). Le réseau numérique et ses sites d’archivage, type l’Internet archive, permettent ainsi un premier pas vers cette libération. Même si on a vu, dans mon état de la question théorique, que les pratiques du Web 2.0 donneront à cette question une réponse plus radicale, allant jusqu’à justifier la transgression du droit d’auteur par la banalisation de cette pratique elle-même.
INDICATEUR
L’œuvre numérique : un nouveau rapport au temps (I.c.ii)
Le médium numérique situe un « temps créateur », en lien notamment avec la notion d’interactivité.
Les conditions singulières de création : une œuvre « interactive »
Une grande partie de l’intention de Spoiler se base sur le contrôle du temps et de la narration. Il s’agit de mettre en exergue notre inclinaison à essayer en permanence d’anticiper sur le futur, de prévoir le déroulement des événements et de tenter d’en modifier les effets, notamment dans un environnement perçu comme angoissant. Cette anticipation instinctive sert l’évolution humaine et permet d’augmenter nos chances de survie par la possible prévision d’actions dans le futur. Mais cette recherche fébrile est aussi pour l’homme contemporain le signe d’une grande angoisse sécuritaire qui empêche de bien vivre le présent. Le rapport au temps du spect’acteur est donc ici pleinement convoqué. Et cela sous le mode de la co création, l’auteur, on l’a vu réglant le dispositif et le spect’acteur le faisant fonctionner. L’interactivité est donc au cœur de cette intention, car je propose au spect’acteur d’utiliser sa « présence », son corps, -sa silhouette et ses mouvements-, comme un moyen de découvrir à l’avance la suite des événements de la problématique qu’il est en train de vivre en temps réel. Il s’agit « d’exploiter le potentiel de feedback et le décalage temporel du procédé de projection ». Pour paraphraser le propos d’Anne Sauvageot et de Michel Léglise sur les œuvres interactives, j’ai essayé avec Spoiler « de déstabiliser et recomposer le temps -instantanéité, simultanéité, inachèvement- au point d’en faire une perspective. ».7)
INDICATEUR
L’œuvre numérique : un nouveau rapport au temps (I.c.ii)
L’intention de l’artiste crée les conditions d’action du spect’acteur
Comme on l’a vu, le dispositif numérique et le concept de Spoiler sont assez simples comparés à d’autres de mes œuvres. Il m’en est venu l’idée suite au visionnage de séries télévisuelles américaines. Pour captiver le spectateur et lui donner envie de regarder l’épisode suivant, ces séries utilisent la technique dite du Cliffhanger8) soit « un type de fin ouverte destiné à créer une forte attente ». J’ai constaté que la plupart des tensions dramatiques laissées volontairement en suspens à la fin d’un épisode sont généralement résolues, d’un point de vue scénaristique, dans les dix minutes environ au début de l’épisode suivant. Mon intention fut alors de créer un dispositif semblable afin de garder un rythme soutenu de narration et de réception. On a vu que Spoiler croise ainsi deux temporalités : la temporalité du film « actuel » (l’action en temps réel) et la temporalité du film « spoilé » (l’action, dix minutes plus tard). Chacune distribue un rôle différent au spect’acteur qui est appelé à être d’abord l’élément déclencheur du voyage dans le futur ; puis le « corps révélateur » du devenir de l’événement vécu au présent. Ce décalage contribue à répondre à l’envie du spect’acteur de connaître à l’avance le déroulement de la narration. Mais aussi à s’interroger sur ce désir d’anticipation, l’effet « spoiler » pouvant résoudre certaines interrogations, mais aussi soudain annihiler toute la tension et l’espoir du présent.
Figure 80. Spoiler – Museo de Arte Contemporáneo, Santiago, Chili (BOILLOT, Nicolas, 2007)
INDICATEUR
L’œuvre numérique : un nouveau rapport au temps (I.c.ii)
Le changement d’état du spect’acteur
L’interactivité suivant les possibilités d’intervention laissées au spect’acteur
Dans Spoiler, l’intervention du spect’acteur agit à deux niveaux. Si le spect’acteur est « sujet » (car il choisit sa position et son jeu), il est aussi rapidement « intégré à l’objet » de l’œuvre, puisqu’il rentre, via sa silhouette « vivante », directement dans l’image filmique, ce procédé lui renvoyant à la fois sa responsabilité dans ce jeu, mais aussi sa propre relation au temps et à l’anticipation. On a vu que le spect’acteur agit seul ou en groupe. Il est debout et peut adopter deux positions, soit rester de côté, en dehors du champ de la caméra et donc, se retrouver face à la diffusion d’un film classique. Soit entrer dans le champ de la caméra et à ce moment-là, il va perturber l’intégrité du film diffusé et y inclure, via le dispositif, une temporalité différente. Il peut aussi varier la vitesse de son déplacement et la surface de sa silhouette et ainsi modifier le degré de complexité du remix visuel et sonore obtenu. Son activité s’engage en général naturellement lors du repérage des possibilités d’interaction et se poursuit au fil d’un court apprentissage, le dispositif étant très intuitif. J’ai noté qu’au début, il est souvent captivé par l’effet miroir de son jeu (la reconnaissance de sa propre silhouette), puisqu’il s’engage progressivement dans l’interaction avec la narration.
INDICATEUR
L’œuvre numérique : un nouveau rapport au temps (I.c.ii)
Le « temps compté » et le « temps retrouvé » de l’œuvre numérique, soumise à l’obsolescence programmée des dispositifs dont dépendent la création et sa monstration.
Fort de mes expériences passées, la pérennisation de mes dispositifs (c’est-à-dire l’anticipation de l’obsolescence technique) est à présent pleinement intégrée à ma démarche. Lors de la conception du programme de Spoiler, j’ai privilégié l’utilisation d’un logiciel libre et gratuit Eyesweb. Je rappellerai que ce choix découle de trois expériences : l’obsolescence de .urler liée à un logiciel propriétaire ; la connaissance des bases d’Eyesweb acquise grâce à la réalisation de La lyre publicitaire et de SamplTV ; mon implication formatrice dans le réseau des utilisateurs et concepteurs d’Eyesweb. Autant d’éléments qui mettent en visibilité l’importance d’une diversité d’expérimentations et du niveau de culture numérique acquis. Je rappellerai aussi que j’ai fait évoluer le dispositif de Spoiler en 2013 en utilisant un autre langage de programmation textuel open source, Openframeworks, plus performant qu’Eyesweb, y compris du point de vue de la protection contre l’obsolescence. Cet ajustement me permet de souligner combien une œuvre numérique n’est pas une œuvre définitive. La reprise de certaines œuvres permettant souvent quelques années plus tard de profiter de l’avancée des techniques pour donner plus d’ampleur au concept et le faire évoluer.
Pour revenir à l’obsolescence des œuvres, on a vu que j’ai choisi d’utiliser un film issu du domaine public qui rend moins complexe la diffusion de l’œuvre. Cela a permis à Spoiler d’avoir une pérennité accrue et d’être exposée quatre fois dans trois pays différents, le Chili, la France et l’Allemagne, entre 2007 et 2013.
Quant à l’indicateur du « temps retrouvé grâce au remix », soit la capacité du remix à pérenniser les fragments de ses objets sources, on a vu que, dans Spoiler, le film originel restait tout le temps reconnaissable. Mais on ne peut pas dire que Spoiler va contribuer à le garder en vie, sachant que l’Internet archive y contribue d’une façon incomparable.
INDICATEUR
Le remix dans la création plastique numérique (II)
Les définitions du remix artistique, premier repérage (II.a.i)
Le remix sélectif
Le degré de distanciation avec l’original
La définition du remix revient à repérer son médium (ici numérique), ses matériaux sources (ici deux flux filmiques identiques diffusés selon un décalage de dix minutes) et son type de détournement. Contrairement aux œuvres précédentes, ce dernier est très simple et renvoie au remix sélectif, très employé dans les remix sonores. La pratique de remix sélectif consiste à « ajouter ou soustraire du contenu de l’œuvre originale (…) tout en gardant “l’essence” originelle de l’œuvre intacte » (Navas). Et le dispositif de Spoiler n’est pas une pratique de sampling à proprement parler. Car, on vient de voir, que malgré les apparences, le remix obtenu ne repose pas sur une réelle fragmentation ni sur une reconfiguration visuelle ou sonore faite à partir d’une sélection, puis d’une recomposition de nombreux fragments. Les deux films défilent en parallèle avec le décalage que l’on sait, comme le feraient deux bandes de tissus. Le premier film (le film « actuel ») masque le défilement du second (le film « spoilé »). La perturbation de l’image naît simplement du « trou » (la silhouette) fait dans le premier film, ce qui laisse apercevoir l’image du second film en dessous. On assiste donc bien là à un simple procédé de soustraction même si l’effet visuel semble nous faire croire qu’il s’agit d’une addition. Dans tous les cas, ce procédé renvoie donc au remix sélectif. Et ce d’autant plus que l’on a vu que l’aura de l’œuvre reste intacte et que cela sert directement le propos de l’œuvre. J’ouvrirai une parenthèse pour remarquer que les figures présentées à titre d’illustration semblent pour certaines avoir perdu toute référence au film original, ce qui pourrait arriver quand le spect’acteur décide de multiplier le nombre et la vitesse des interactions avec le film. Mais il ne faut pas oublier que Spoiler est une installation vidéo. De telles absences de référence au film ne durent que quelques secondes, car très vite le cours du récit filmique apporte d’autres informations visuelles et sonores. Le spect’acteur reste donc toujours en contact avec le film original. J’irai d’ailleurs jusqu’à dire que Spoiler est un remix régressif, car « il renvoie à des univers régressifs (image ou son renvoyant le public à l’enfance, à une époque idéalisée, etc.) ». En effet, le film La nuit des morts vivants de George Romero est considéré par de nombreux cinéphiles comme un film culte, « l’un des plus rentables du cinéma indépendant »9). Et on vient de dire que la reconnaissance du film, même remixé, reste toujours possible, maintenant ainsi un degré faible de distanciation avec le film original. Ainsi, Spoiler permet d’activer la mémoire collective des spect’acteurs. Elle fait émerger une lecture renouvelée du film et questionne la condition du spect’acteur et ses attentes vis-à-vis de la narration scénaristique et de sa relation aux temps présent et futur.
Figure 81. Spoiler - Museo de Arte Contemporáneo, Santiago, Chili (BOILLOT, Nicolas, 2007)
INDICATEUR
Le remix et les courants artistiques (II.a.ii)
La définition du remix dépend d’une intention
Si Spoiler renvoie à un type simple de remix et à un dispositif technique simple également, il sert une intention assez ambitieuse : la mise en perspective de nos rapports à la narration scénaristique et plus avant, de nos rapports au temps. J’en ai déjà beaucoup parlé. Mais il convenait de rappeler le primat de l’intention artistique sur le dispositif technique, bien démontré dans cette œuvre.
INDICATEUR
Le remix et les courants artistiques (II.a.ii)
Si on replace Spoiler dans les indicateurs de l’histoire de l’art (limitée au XXe siècle), on peut déjà remarquer que Spoiler reprend les principes des remix et notamment, la façon de « faire cohabiter plusieurs temporalités » ou encore le fait que « le prélèvement » soit abordé comme « le parallèle du cadrage du photographe ». On peut aussi noter que Spoiler prend comme matériau source, une autre œuvre (l’œuvre de Romero) à l’instar de certains artistes de remix à partir des années 1960-70. Il interroge sa « matérialité », en considérant ce film comme un Folioscope10), une succession d’images superposées les unes sur les autres, un principe que je questionne déjà dans SamplTV. L’intervalle très court de diffusion de chacune de ces images permet de simuler l’illusion du mouvement. Je m’approche ainsi avec Spoiler, comme avec SamplTV, des lacérateurs anonymes des années 1960, qui utilisaient des affiches accumulées au cours du temps les unes sur les autres sur des murs publics. En les lacérant, les artistes de cette époque confrontaient plusieurs temporalités. De la même manière, Spoiler va permettre au spect’acteur de « lacérer » le film. Mais ici, pour en révéler le futur et non pas le passé. L’autre différence marquante est que les lacérateurs cherchaient surtout à utiliser le hasard, l’incohérence ou l’accident. Alors que Spoiler s’appuie justement sur la rationalité du spect’acteur, mu par son désir de dévoiler les moments signifiants du futur pour expliquer le présent.
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