Je propose à présent de faire l’analyse de sept de mes œuvres passées parmi les plus marquantes. Il s’agit de :

Deux de mes œuvres importantes échappent à ce descriptif : Moving identities1), 2005, du fait de sa filiation à SamplTV ; et Isotopie2), 2009 qui revient aux pratiques de captation personnelle et de performance vidéo des premières périodes. Le choix de ces sept œuvres est donc assez exhaustif et capable de témoigner de la généalogie et de la spécificité de mon travail.

Pour mémoire, je considère que cette période artistique passée me conduit sur la piste de mon hypothèse générale, à savoir « la filiation de mes œuvres avec le remix numérique », et dessine la problématique dans laquelle elle s’inscrit : « l’implication du remix dans la création plastique à l’ère de la dématérialisation numérique ». Je rappellerai aussi que si cette première partie est consacrée à une recherche autopoïétique, je l’aborde en m’éloignant un peu de l’archétype d’une recherche création. Il s’agit plus d’une recherche « sur l’art », en l’occurrence, sur mes œuvres. Cela correspond, selon ma proposition, à un moment de « recherche > création ». C’est la raison pour laquelle je conduirai cette analyse de façon systématique et distanciée, en passant en revue chacune de mes œuvres au crible des indicateurs de la grille d’observation conçue à partir de l’état de la question théorique (Contribution III.a.iii).

Pour faciliter la compréhension de ces analyses, je rappellerai au lecteur que les grilles méthodologiques sont conçues comme une liste d’observations à appliquer à l’analyse des œuvres de remix numérique et qu’elles suivent le plan de l’état de la question théorique. Cela a l’avantage de faciliter un retour en arrière vers le texte d’origine, parfois utile pour bien saisir la portée de ces indicateurs nécessairement trop simplificateurs. Même si cela engage malheureusement aussi une lecture linéaire, parfois austère et nécessairement répétitive. Mon analyse reprendra donc systématiquement l’ordre, la numérotation et les titres de ces sous-chapitres de l’état de la question qui ont donné lieu à la question utilisée : je les appellerai ici indicateurs. Tous les indicateurs de la grille ne seront pas utilisés, car tous n’étant pas applicables à certaines de mes œuvres. Pour ne pas alourdir le texte de ces grilles, il est aussi convenu que les extraits, issus de l’état de la question théorique, sont mis entre guillemets, et ce, sans leur référence, même s’il s’agit d’une citation d’auteur, sachant qu’il sera aisé de retrouver l’origine de ces notions dans l’état de la question à partir des repères des indicateurs qui suivent ceux du sommaire.

L’espace réinitialisable

1. Présentation résumée de l’œuvre

Réalisé en 2001, L’espace réinitialisable3) est l’un de mes premiers travaux. Il me semble intéressant de l’évoquer ici pour faire émerger le début d’une filiation de ma pratique artistique avec le remix numérique.

Figure 58. L’espace réinitialisableConstruction n° 14 et Construction n° 11 (BOILLOT, Nicolas, 2001)

L’espace réinitialisable consiste en une transformation graduelle et infinie de figures a priori invariables et planes. Mon intention est de questionner la prétendue immuabilité de notre habitat. Je détourne, en espace et en image, des objets physiques a priori banals et inaltérables : des carrelages, – par définition, des éléments de construction finis, plats et sans volume –. Ceux-ci sont successivement alignés, superposés, mis en volume, puis photographiés et enfin sérigraphiés sur d’autres carrelages vierges de couleur blanche. Je noterai ici que les deux types de carrelages utilisés ont été choisis chacun, du fait de leurs motifs symétriques, de façon à ce qu’il puisse pouvoir être mis bout à bout sur une surface plane en annihilant les bordures rectangulaires de chaque unité. Ce détail importe, car je reprendrai ce principe de continuité dans l’espace de motifs répétitifs dans l’une de mes dernières œuvres Wall trope (cf. chapitre III.c.iii).

Ce travail se base, pour commencer, sur une performance, une action répétée de construction utilisant les deux types de carrelage comme éléments de base pour des sculptures éphémères. J’ai recours à une méthode de construction similaire au principe du château de cartes, c’est-à-dire que j’utilise l’épaisseur de chaque carrelage pour réaliser plusieurs structures différentes, et ce, sans aucun lien, colle ou autre élément fixatif. Je compose et décompose, construit et déconstruit et utilise la photographie comme moyen de garder une trace de ces édifications éphémères. Au fur et à mesure des tentatives, je complexifie les structures, ajoute de plus en plus d’angles et d’espaces entre les carrelages et confronte les deux types de motifs. Grâce à cette méthode de construction additive, la juxtaposition de ces deux types de motifs et la perspective créée par ces volumes font émerger de nouveaux motifs hybrides.

Figure 59. L’espace réinitialisableà gauche : Sérigraphie sur vingt carrelages blancs (100 cm x 80cm) et à droite : Construction n° 22 (BOILLOT, Nicolas, 2001)

Parmi toutes les photographies obtenues, je choisis celle qui me semble la plus aboutie. Après numérisation, travail sur les contrastes et segmentation de l’image en vingt carrés, chaque segment d’image est transposé sur un masque sérigraphique en rhodoïd. Puis chaque masque est sérigraphié sur un carrelage blanc carré de même taille. Enfin, l’ensemble des vingt carrelages obtenus est posé, à la manière d’un puzzle, de façon à reconstituer la photographie d’origine. L’œuvre est fixée sur un support en bois avec du mortier-colle en vue de son accrochage à l’École des Beaux-Arts de Montpellier, lors de l’exposition des travaux réalisés dans le cadre de mon diplôme national d’art plastique (D.N.A.P.).

2. Analyse méthodologique selon les repères de la grille méthodologique

INDICATEUR
Une nouvelle relation au médium (I.a.i)
L’œuvre se cantonne-t-elle à une relation de création ou affirme-t-elle aussi une relation de médiation ?

Comme je l’ai souligné, cette œuvre constitue un marqueur de mon travail, car elle propose une préfiguration « non numérique » des principes des remix numériques qui suivront. A contrario des autres œuvres, elle se cantonne strictement à une relation de création. La matérialité est au centre de son propos. Elle s’exprime de façon tangible et elle comprend plusieurs objets achevés (une série de photographie et une sérigraphie) soumis à une contemplation passive. Elle relève du seul contrôle de l’auteur et n’est pas pensée comme relation au spect’acteur (deux indicateurs qui évolueront aussi dans les remix numériques). Pour sa réalisation, j’ai endossé le rôle de performeur, de sculpteur, de photographe et pour finir de sérigraphe. On retrouve ici les compétences classiques de l’artiste, même si on peut noter leur variété.

INDICATEUR
Un espace de création dépendant de l’acculturation numérique des artistes (I.a.ii)
Quel est le niveau d’acculturation (numérique) de l’artiste ?

Ce travail ne requiert pas, bien sûr, de compétences numériques, mis à part que j’ai eu recours à la numérisation lors du traitement de la photographie choisie en vue de la préparation de sa sérigraphie et aussi utilisé un logiciel de retouche d’images pour traiter et segmenter la photographie argentique scannée.

INDICATEUR
La notion d’auteur revisitée par les nouvelles technologies (I.b.ii)
La notion d’auteur

La notion d’auteur sera grandement revisitée par les nouvelles technologies. Mais si on reprend certains de nos indicateurs, L’espace réinitialisable est une œuvre classique qui appartient encore à la vidéosphère et dont la création, comme l’exposition, s’expriment de façon matérielle. L’œuvre ne questionne pas encore frontalement le statut de l’auteur. Le fait de choisir des carrelages, matériau de grande consommation, ne pose pas la question du plagiat ou de la transgression du droit d’auteur. Je suis clairement identifié comme le seul auteur de l’œuvre. Enfin, on peut qualifier l’œuvre de bien rival, sa valeur dépendant aussi des moyens physiques et financiers mis en œuvre pour sa création, ce qui sera moins vrai pour l’art numérique dématérialisé. Alors que la non-rivalité sera présente dans mes œuvres suivantes.

INDICATEUR
L’œuvre numérique : un nouveau rapport au temps (I.c.ii)

Situé au seuil de ma création numérique, L’espace réinitialisable me permet de mettre en visibilité « l’écoulement linéaire unidirectionnel » du processus de création et d’exposition d’une œuvre. En effet, elle n’est pas encore entrée dans la temporalité multiple qui adviendra avec mes remix numériques. Par ailleurs, l’œuvre trouve sa réalisation dans une image fixée à jamais, non évolutive ni par le dispositif ni par le spect’acteur. D’ailleurs, du point de vue de l’indicateur « le temps retrouvé grâce au remix », on peut dire qu’elle préserve aussi le design aujourd’hui révolu de deux époques à travers les motifs des deux types de carrelage, celle des années 1960 pour l’un (le carrelage aux tirets imbriqués a été chiné) et celle des années 2000, pour l’autre (l’autre aux losanges a été acheté dans un magasin de matériaux). Enfin, sauf accident, l’œuvre ne risque pas non plus l’obsolescence très souvent liée au médium numérique et à l’extrême évolution des éléments qui permettent le fonctionnement du dispositif artistique.

INDICATEUR
L’artiste comme collectionneur par l’intermédiaire d’Internet (I.c.iii)

La collection sera un principe actif de mon travail. Ici, elle est aussi un point de départ, mais elle reste très modeste puisqu’elle rassemble seulement une quarantaine de carrelages de taille et de motifs différents. Comme dans toute collection, ces objets sont choisis pour une spécificité donnée. Ici, parce qu’ils ont sur une de leur face des motifs qui, juxtaposés, semblent se répéter indéfiniment dans l’espace. En suivant nos indicateurs, on peut dire que ces carrelages sont d’abord « source d’inspiration ». Il résulte de mes recherches non pas sur Internet, mais dans les greniers et les dépôts de matériaux. Ils sont aussi « source de matériaux et « de création », mais ils n’existent plus sous leur forme concrète lors de l’exposition, celle-ci étant une transposition sérigraphiée d’un des « châteaux de cartes » réalisés avec lesdits carrelages.

INDICATEUR
Les définitions du remix artistique, premier repérage (II.a.i)
Le remix sélectif, le remix réflexif
Le degré de distanciation avec l’original

La filiation de L’espace réinitialisable avec un remix n’est pas évidente, sauf à voir des remix dans tout procédé de transformation. De plus, en toute honnêteté, je n’ai jamais formalisé cette intention à l’époque. Mais, avec le recul, cette œuvre m’apparaît être à la charnière de mon travail et il me semble important de souligner qu’elle porte en elle les prémisses de mon orientation vers le remix numérique. Je tenterai donc de déterminer non pas quel remix elle est, mais en quoi elle s’approche d’un remix. Je soulignerai d’abord que le détournement d’un objet renvoie au principe de base du remix, qui pourrait être ici un remix visuel. La définition d’un remix dépend aussi des sources originales utilisées. Ici, la source originale est un objet usuel, des carrelages choisis en fonction de leur spécificité spatiale et graphique (leur minceur et leurs dessins géométriques sans commencement ni fin). Par ailleurs, les différentes constructions et photographies que j’ai d’abord réalisées peuvent renvoyer à la définition d’un remix sélectif. On a vu que, selon Navas, un remix sélectif consiste à « ajouter ou soustraire du contenu de l’œuvre originale (…) tout en gardant “l’essence” originelle de l’œuvre intacte »4). À cet endroit de mon travail, on ne peut pas parler de remix réflexif. Il n’y a pas de sampling, c’est-à-dire de pratiques de fragmentation et d’échantillonnage. Chaque carrelage est resté intact. Je n’ai pas cherché à fragmenter les carrelages comme dans le cas d’une mosaïque par exemple ; je n’en ai pas enlevé des morceaux ; je n’ai pas mixé les carrelages avec de nouveaux matériaux. Le détournement repose uniquement sur les nouvelles lectures visuelles générées par les mises en espace et en volume inhabituelles de mes constructions ; ou sur le recadrage et le passage en deux dimensions par la photographie. Ce n’est qu’ensuite que des prémisses d’un remix réflexif apparaissent. C’est-à-dire quand le détournement devient plus effectif et fragmenté, lors la transposition sérigraphiée de la représentation visuelle sur un espace vierge, de même matérialité (celle de carrelages blancs). L’œuvre finale s’éloigne alors de la représentation des carrelages originaux tout en faisant référence à leur matérialité avec provocation. Elle en propose une configuration nouvelle, étrangement plane qui trouble les repères. Malgré tout, le degré de distanciation avec l’original reste tout de même minime, ce qui peut être lu aussi comme un trait de filiation avec le remix, si on suit Navas pour qui « sans trace de son histoire, le remix ne peut pas être un remix »5). Mais cette affirmation est au cœur d’un débat qui jalonnera l’évolution de mon travail. Et L’espace réinitialisable témoigne d’un point de départ et d’une époque que l’art numérique va considérablement faire évoluer.

La mosaïque sonore

1. Présentation résumée de l’œuvre

Visions et sons, prélevés sur un même lieu, se recomposent en un panorama sonore, fragmenté et mobile. L’intention est ici de dévoiler « l’esprit du lieu » du parc du Centre d’art contemporain de Kerguehennec (Bretagne, France), au hasard des déambulations dématérialisées du spect’acteur6) sur un écran numérique.

Figure 60. La mosaïque sonoreCapture d’écran (BOILLOT, Nicolas, 2001)

Je réalise in situ une série de photographies des paysages et d’enregistrement des sons d’ambiance (des craquements, des frottements, des sons d’activités humaines) à l’intérieur du parc. Ce matériau me sert à composer et superposer une mosaïque de carrés visuels issus de la découpe des images du site et une mosaïque des captations sonores. Je propose alors au spect’acteur d’activer ces fragments visuels et sonores en déplaçant plus ou moins vite le curseur sur l’écran. Le spect’acteur révèle alors une composition inédite de fragments superposés d’images et de sons qui participe au dévoilement de l’esprit du lieu.

2. Analyse selon les repères de la grille méthodologique

INDICATEUR
Une nouvelle relation au médium (I.a.i)
L’œuvre se cantonne-t-elle à une relation de création ou affirme-t-elle aussi une relation de médiation ?
La « contrainte dite créatrice » est-elle en jeu ?
Comment s’exprime la notion de « public initié » liée à l’art contemporain ?

La contrainte de création est simple, mais déterminante dans cette œuvre. Quatre photographies sont superposées les unes sur les autres, l’écran n’en laissant apparaître qu’une seule à la fois. Ces images sont découpées en 20 rectangles. Pour chacun des 80 rectangles ainsi obtenus est associé un son issu de la capture sonore in situ. Chaque fois que le curseur de la souris va survoler un fragment d’images, celui-ci va disparaître pour laisser la place à un autre fragment issu de l’image inférieure. Dans le même temps de cette disparition - apparition, le son associé au rectangle est diffusé. Si l’on se déplace lentement avec la souris, on peut alors écouter chaque son de manière isolée. Mais lors d’un déplacement rapide, les différences sont jouées en parallèle et s’entremêlent provoquant une polyphonie. On le voit, les contraintes créatrices sont déterminantes pour servir le propos de l’œuvre et proposer une interaction avec le spect’acteur. Je remarquerai aussi que La mosaïque sonore7) est ma première œuvre numérique. Sa monstration peut se faire sur l’écran numérique avec ou sans Internet. Et c’est la première fois qu’une de mes œuvres propose une relation de médiation. Car sans le spect’acteur, l’œuvre n’opère pas, elle se cantonne à une mosaïque fixe et silencieuse. Elle lui offre la possibilité de modifier son expression par son interaction. Et de ce fait, de créer une expérience unique, harmonieuse ou non, à la fois sonore et visuelle. Mais si on la met en perspective avec mes travaux futurs, l’artiste ne perd pas vraiment le contrôle de l’œuvre. Les contraintes imposées par l’auteur sont constituantes de l’œuvre. Et surtout, les possibilités d’interaction du spect’acteur restent relativement restreintes. L’œuvre n’est pas vraiment ouverte, elle repose sur une captation finie et limitée en nombre qui ne permet pas un renouvellement extrême des propositions. Je noterai pour finir, en référence au dernier indicateur à repérer ici, que l’œuvre s’adresse à un public non initié : les thèmes (le paysage, le son de la nature) et les actions à réaliser (le déplacement d’une souris d’ordinateur, un clic à l’écran) étant volontairement familiers. La pratique de navigation est intuitive, très réfléchie ou liée à une certaine sérendipité via le mouvement désordonné de la souris à l’écran. En revanche, un mode d’emploi, certes minimum, est nécessaire pour l’utiliser. Une condition souvent liée aux œuvres numériques qui ira en s’amplifiant avec certains de mes travaux. Par la suite, en retour d’expérience, j’ai pu remarquer que l’interface de la souris se prêtait mal à l’interaction avec les visiteurs dans le cadre d’une exposition publique. En effet, l’habitude d’utiliser une souris en position assise sur une table relève plutôt d’une interaction dans un contexte privé. J’ai privilégié par la suite avec La lyre publicitaire, .urler, SamplTV et Spoiler d’autres interfaces plus adaptées au contexte d’une salle d’exposition et plus ambitieuses du point de vue de l’implication du spect’acteur.

INDICATEUR
Une nouvelle relation au médium (I.a.i)
Comment les nouvelles possibilités de diffusion numérique dans le temps et l’espace sont-elles exploitées ?

On a vu que la monstration de L’espace réinitialisable était limitée au cadre fixe d’une salle d’exposition donnée et que sa diffusion dépend à présent du lieu d’accrochage (aujourd’hui un espace privé) comme la plupart des tableaux. La mosaïque sonore résulte d’une résidence d’une semaine faite au cours de mes études de 3e année de Beaux-Arts. Elle s’expose donc aussi dans le temps et l’espace fixes d’une présentation publique dans un centre d’art (ici l’exposition de fin de la résidence). Mais son immatérialité numérique et sa mise en exposition sur Internet (via mon site d’artiste, notamment) permettent d’envisager plusieurs temporalités et lieux de monstration. En utilisant un logiciel propriétaire (Macromedia Flash) permettant la diffusion de contenu multimédia dans un navigateur Internet, j’ai pu exposer cette œuvre dans de nombreux contextes, cela m’a permis aussi de proposer comme plus tard avec Plagiairc une expérience privative de l’œuvre pour les visiteurs de mon site Web8). Je soulignerai le rôle nouveau que peut jouer un site Web propre à l’artiste dans la diffusion et l’exposition de son œuvre.

Figure 61. La mosaïque sonore Capture d’écran (BOILLOT, Nicolas, 2001)

INDICATEUR
Un espace de création dépendant de l’acculturation numérique des artistes (I.a.ii)
Quel est le niveau d’acculturation numérique de l’artiste ?
Quel niveau de langage de programmation est utilisé pour la création ?
Quel type d’intervention avec le logiciel applicatif ?

À l’époque de la conception de La mosaïque sonore, je ne maîtrisais pas encore les bases de la programmation. J’ai donc agi, de manière autodidacte en me reposant sur un logiciel propriétaire (Macromedia Flash) qui me permettait de créer une œuvre interactive facilement, sans utiliser de programmation. J’ai aussi été dans l’obligation d’utiliser une interaction simple, inspirée des pratiques usuelles de Webdesign, soit le survol d’une image déclenchant une action, dans ce cas, la diffusion d’un son. Si on voit bien ici la limite imposée par le niveau d’acculturation numérique, on retrouve aussi ici le rôle des avancées techniques qui favoriseront de plus en plus la création numérique. Enfin, je rappellerai que j’utilise aussi ici des techniques plus classiques. Par exemple, j’ai dû numériser à l’aide d’un scanner les photographies argentiques prises sur place. Ou transposer, d’une bande magnétique à l’ordinateur, les différentes captures sonores réalisées lors de mon parcours dans le parc. Cette conversion numérique m’a permis par la suite d’échantillonner le contenu sonore et visuel dans le but de les intégrer ensuite au programme. Je noterai d’ailleurs que je ne traiterai pas de l’indicateur de l’abondance (I.b.i). L’abondance à l’ère numérique faisant plutôt référence à l’explosion de données numérisées, stockées, accessibles constituant un matériau de choix pour les artistes. Ici, les éléments sources proviennent encore de captations externes réalisées par l’artiste lui-même, à partir d’un environnement concret. Ce qui limite d’emblée la proposition, mais rend sans doute plus personnelle l’interprétation de l’esprit du lieu par l’artiste.

INDICATEUR
La notion d’auteur revisitée par les nouvelles technologies (I.b.ii)

Le droit d’auteur des images sources est complètement respecté, puisque j’en suis l’auteur et que je ne détourne pas les œuvres d’autrui sauf à considérer que ce lieu public peut revendiquer des droits à l’image. Nos indicateurs soulignent que le droit d’auteur « dépend des conditions techniques d’inscription, de transmission et de stockage de chaque époque »9). Je considère que cette œuvre s’inscrit plus dans la vidéosphère que dans l’hypersphère propre à Internet, puisqu’Internet est réduit ici à son pouvoir de diffusion. Ceci limite d’autant la mise en question du droit d’auteur qui sera très importante dans le développement de l’art numérique, et dans mes autres œuvres en particulier.

INDICATEUR
De nouvelles stratégies de création « par, pour et avec Internet » (I.c.i)

On peut considérer La mosaïque sonore comme de l’art « sur le réseau ». D’une part, tous les éléments qui composent l’œuvre ont été convertis d’un média traditionnel (la photographie argentique, un enregistreur magnétique sonore) à une forme numérique. De plus, La mosaïque sonore est adaptée pour une monstration sur le Web, mais elle n’interagit pas avec le réseau, elle n’a pas besoin du réseau pour fonctionner. On peut très bien la montrer dans le cas d’une exposition sur un ordinateur de manière autonome.

INDICATEUR
Le temps de l’ordinateur (I.c.ii)
L’intention de l’artiste crée les conditions d’action du spect’acteur
Le médium numérique situe un « temps créateur », en lien notamment avec la notion d’interactivité
Le temps « compté » : l’œuvre fragilisée par l’obsolescence

J’ai déjà longuement expliqué les règles précises qui définissent les conditions d’interactivité de l’œuvre. On a vu aussi que cette interactivité fait passer le public de simple regardeur à « spect’acteur » lors de son interaction avec le processus et les images et les sons associés. Mais je relèverai que l’interactivité génère aussi un « temps créateur » en faisant exister et évoluer la composition sonore et visuelle qui fait œuvre. Elle contribue ici à stimuler l’imagination spatiale et temporelle du spect’acteur pour encourager une nouvelle perception de l’espace (dévoiler l’esprit du lieu) et du temps (la référence aux paysages saisis par ma captation). La mosaïque sonore appelle de nouvelles consciences et représentations du temps et de l’espace. En revanche, si la régénération de l’œuvre est possible après chaque interaction, on a vu qu’elle reste limitée au potentiel d’images et de sons qui nourrit le dispositif. Or ce potentiel est relativement faible (80 fragments visuels et sonores) et contraint les possibilités de recomposition. Le degré d’autogénération est donc faible par comparaison aux œuvres plus nourries, ouvertes et dynamiques qui apparaîtront plus tard.

INDICATEUR
L’artiste comme collectionneur par l’intermédiaire d’Internet (I.c.iii)

Même s’il est possible de diffuser La mosaïque sonore par l’intermédiaire du Web, cette œuvre, réalisée en 2001, n’utilise pas le réseau comme source d’inspiration ni comme source de matériaux, y compris de collection. Mais la collection y reste un préalable indispensable. Comme dans le cas de L’espace réinitialisable, c’est moi qui la réalise à partir de mes propres captations du réel. Mais ici, on voit que celles-ci passent non seulement par des procédés techniques (l’appareil photographique, le magnétophone), mais aussi, et surtout par ma propre imprégnation du lieu, par mes itinérances, mes arrêts immersifs, mes cadrages, mes sensations auditives, visuelles ou même olfactives. Et c’est l’ensemble de ces repérages, sélections, captations puis leur transformation (numérisation, quadrillage, découpage, traitement par le logiciel) qui constitue une collection de 80 échantillons sonores et de 80 échantillons visuels qui sera à la base du remixage proposé par le dispositif. J’observerai qu’avec les remix numériques, je m’engagerai de plus en plus dans cette posture d’artiste collectionneur, mais que mon corps et mes sens (autres que visuels et auditifs) seront de moins en moins convoqués pour constituer le dispositif dématérialisé de la collecte sur Internet. Ce qui peut poser question et en tous cas, m’a conduit à faire en parallèle d’autres œuvres, comme Isotopie (2009)10), plus ancrée dans l’expérience physique et concrète de l’artiste.

INDICATEUR
Les définitions du remix artistique, premier repérage (II.a.i) La définition du remix dépend du médium utilisé
La définition du remix dépend du type et de la diversité de matériel source
La définition du remix dépend des pratiques de détournement. Le remix réflexif

On notera la pluralité des médiums utilisés par le dispositif et notamment, le médium numérique qui permet de remixer les éléments sources, visuels et sonores. A contrario de l’œuvre précédente, la pratique du sampling est bien présente. La fragmentation et l’échantillonnage des extraits de contenus enregistrés dans la nature et leur réinterprétation par l’intermédiaire de l’interface me permettent d’en proposer une nouvelle configuration. Toutes ces caractéristiques m’autorisent à affilier cette œuvre au remix dit réflexif. Et ce d’autant plus que le degré de distanciation à l’original reste faible, le paysage étant reconnaissable et le remix produisant ici une image allégorique chère à la définition de Navas.

INDICATEUR
Les formes de remix : une création artistique sans cesse renouvelée (II.b)
Le remix sonore (II.b.i)
Le remix visuel (II.b.ii)

La mosaïque sonore s’apparente à un remix visuel et sonore. Le procédé de remix sonore est très simple. On peut trouver des similitudes entre La mosaïque sonore et Soud Bottle réalisé douze ans plus tard par Jun Fujiwara (cf. chapitre II.b.i). Comme lui, j’ai voulu créer un méta instrument, un dispositif qui permet d’utiliser des sons pris dans l’environnement sonore d’un lieu et de proposer aux spect’acteurs de les additionner de les confronter, pour créer une trame sonore s’inspirant du lieu. À la différence notable que la version que je propose est composée d’un nombre limité de sons que j’ai moi-même enregistrés. L’œuvre de Jun Fujiwara permet, quant à elle, de réaliser les opérations d’enregistrement et de remix de manière autonome grâce au dispositif électronique qu’il a intégré dans une bouteille. En revanche, elle n’associe pas d’images aux sons, car La mosaïque sonore est aussi un remix visuel. Elle rencontre l’histoire du remix visuel de différentes façons. Elle questionne les images du commun, ici un lieu public. Cela se retrouve au niveau de la collecte des matériaux sources (ici les fragments d’images d’un paysage situé) ou au niveau des procédés de détournement (ici le jeu entre disparition et apparition de fragments visuels réactivant le regard sur le lieu). Comme souvent dans la création de remix visuel, on a vu qu’elle repose aussi sur des techniques diversifiées.

Pour conclure sur ces deux œuvres, je rappellerai que L’espace réinitialisable et La mosaïque sonore appartiennent à la période préparatoire de mon inscription dans le champ du remix numérique. On retrouve déjà dans la conception et la réalisation de ces œuvres, le principe de collection de matériaux bruts (des carrelages ou des sons et des images captées in situ), le principe de l’échantillonnage, de la fragmentation, de la sélection selon des règles contraintes et créatrices. On retrouve aussi le principe de manipulation, d’agencement d’éléments destiné à donner un nouveau sens par une confrontation nouvelle. Et enfin, dans la dernière œuvre, on approche le principe d’interactivité et d’art sur Internet. En revanche, aucune ne questionne le droit d’auteur et elles utilisent peu (voire pas) les potentialités du médium numérique et du réseau Internet. Outre leur intérêt pour saisir la généalogie de mon travail, ces œuvres témoignent aussi toutes deux des emprunts progressifs et composites, anciens et nouveaux, qui constituent une œuvre au seuil d’une nouvelle ère, celle de la dématérialisation numérique. Elles annoncent des choix de plus en plus radicaux, nous le verrons avec les œuvres suivantes.

J’ouvrirai à présent une parenthèse toute personnelle. Avec le recul, ces œuvres de 2001, notamment La mosaïque sonore, peuvent sembler un peu simples aujourd’hui, même si le travail de nombreux artistes de cette époque s’y apparente. Ce principe de mosaïque renvoie en effet, aujourd’hui à des univers visuels très banalisés par les médias audiovisuels et notamment par la publicité ; ce qui montre d’ailleurs combien les expérimentations artistiques influencent les cultures médiatiques. Mais il faut remettre cette œuvre dans le contexte de l’époque. Pour ma part, il est intéressant de noter qu’en 2001, La mosaïque sonore et l’art numérique en général sont peu appréciés à l’École des Beaux-Arts de Montpellier comme dans la plupart des autres écoles. A contrario, c’est ce travail qui m’a permis d’être accepté à l’école des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence, déjà très novatrice dans ce domaine. Comme pour beaucoup d’artistes décidant de s’engager dans l’art numérique (ou dans tout autre courant émergent), je serai confronté longtemps à beaucoup d’incompréhension. Même si certains historiens de l’art pensent que cette contrainte est, elle aussi, un puissant levier de création, elle exige de l’artiste opiniâtreté, tolérance, goût pour l’expérimentation, autonomie et autoformation, et ce d’autant plus que le médium numérique nécessite des compétences techniques particulières.


Article suivant : ii.La lyre publicitaire

Article précédent : iii.Contribution méthodologique pour l’analyse des remix artistiques numériques

1)
BOILLOT, Nicolas. Moving identities [en ligne]. 2005. [Consulté le 26 mai 2016]. Disponible à l’adresse : https://www.fluate.net/travaux/moving_identities/.
2)
BOILLOT, Nicolas. Isotopie [en ligne]. 2009. [Consulté le 26 mai 2016]. Disponible à l’adresse : https://www.fluate.net/travaux/isotopie/.
3)
BOILLOT, Nicolas. L’espace réinitialisable / Re-initialized space [en ligne]. 2001. [Consulté le 24 mai 2016]. Disponible à l’adresse : https://www.fluate.net/travaux/espace_reinitialisable/.
4)
NAVAS, Eduardo. Op. cit. p. 66
5)
NAVAS, Eduardo. Op. cit. p.68
6)
Quand le public prendra une part active au fonctionnement de l’œuvre, comme ici, je l’appellerai, spect’acteur en soulignant comme Pierre Barboza que le terme de « spect@cteur semble particulièrement bien approprié si l’on ajoute que le comportement d’acteur oscille également vers celui d’un opérateur participant à un dispositif narratif. » Cité par BARBOZA, Pierre. L’image actée : scénarisations numériques, parcours du séminaire l’action sur l’image. Paris, France : Editions L’Harmattan, 1 septembre 2006, p. 99‑121. ISBN 978-2-296-01173-1.
7) , 8)
BOILLOT, Nicolas. La mosaïque sonore / The resonant mosaic [en ligne]. 2001. [Consulté le 24 mai 2016]. Disponible à l’adresse : https://www.fluate.net/travaux/mosaique_sonore/.
9)
GAGNON, Jean. Régis Debray, Introduction à la médiologie [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 23 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=537.
10)
Isotopie est, en effet, une œuvre qui questionne l’accélération de notre environnement en perturbant notre lecture de paysage, à partir du détournement de vidéos que j’ai réalisées depuis une voiture en déplacement au Québec, à l’occasion d’une résidence à la « Bande Vidéo » dans ce pays. Ne pouvant pas parler ici de tous mes travaux, j’ai choisi de ne pas la présenter. Mon fil conducteur voulant mettre en avant la complexité croissante de mes remix numériques. Je renverrai le lecteur intéressé à la page https://www.fluate.net/travaux/isotopie