Pour une double démarche de « recherche > création » et de « création > recherche »
Si le chercheur créateur doit dissocier « le faire de l’analyse du faire »1), apprendre à « démêler ce qui dans l’œuvre en cours concerne une posture de recherche (à visée cognitive) et une posture créatrice (à visée singularisante).2) S’il doit veiller aussi à l’articulation entre deux pôles considérant que : « le premier pôle concerne l’usage de la rationalité ; le second pôle recouvre celui de l’imaginaire. L’originalité de la recherche qui nous occupe tient […] à la liaison qu’elle introduit entre ces deux pôles »3). Si enfin, le chercheur créateur doit veiller aussi à considérer les principes d’une recherche scientifique : une distanciation rigoureuse et une théorisation reliée à une logique de démonstration. Alors il convient de donner une place équivalente à la culture de la recherche scientifique et à celle de la pratique artistique. J’ai conscience que ceci n’est pas sans danger pour l’artiste, comme on le verra plus tard dans ce chapitre. Mais avant j’aimerais exposer ma proposition qui est de délimiter clairement deux moments : celui d’une « recherche > création » et celui d’une « création > recherche ». Cette logique de clarification vise à mieux approfondir les deux pôles, à mieux les reconnaître pour ainsi mieux les articuler. Je préciserai ce que j’entends par ces deux moments :
- Un moment de « recherche > création »
En plus de la justification théorique précédente, je noterai que plusieurs autres éléments m’ont conduit à la double proposition d’une « recherche > création » et d’une « création > recherche ». J’ai souligné que j’arrivais dans cette recherche avec une expérience artistique, avec des œuvres « déjà faites », qui, à la fois, motivaient mon besoin de clarification de chercheur créateur, mais aussi conditionnait une analyse a posteriori de pratiques réalisées sans l’analyse scientifique requise dans une recherche création. Je considère donc cette partie de ma vie comme une phase de recherche certes, mais sans méthodologie scientifique et étayage théorique affirmés. Car, même si je possède, comme tout artiste, des traces méthodologiques de cette période, je n’ose parler ici de recherche scientifique au sens fort étant donné que j’assumais alors seulement la posture de l’artiste. Mais c’est cette phase préalable à toute recherche, où naissent habituellement découvertes et préhypothèses, qui fonde mes questionnements et m’engage vers la recherche scientifique proprement dite. Elle donne une direction à la construction d’une problématique et structure mon approche théorique.
Dans ce sens, je considère que cette période artistique passée me conduit sur la piste de mon hypothèse générale, à savoir « la filiation de mes œuvres avec le remix numérique », et dessine la problématique dans laquelle elle s’inscrit : « l’implication du remix dans la création plastique à l’ère de la dématérialisation numérique ». En m’engageant à interroger plus avant la problématique du remix et celle du remix numérique en particulier, cette problématique sert une des visées de la recherche création décrite ci-dessus, soit : « articuler les différents sujets et réflexions qui s’expriment (et se sont exprimés) dans (ma) la pratique artistique ». Car mon expérience d’artiste m’a confronté, de façon aléatoire, à des questions variées sur la transformation du droit d’auteur, les difficultés d’une acculturation au médium numérique, l’accumulation comme pratique de création, etc. Autant de questions à approfondir avec des théoriciens. La recherche va ainsi donner de l’ordre et du sens à ce questionnement composite. Plus encore, elle permet de dépasser le strict questionnement de mes œuvres et d’envisager une mise en perspective plus générale, celle de l’art numérique et du remix artistique numérique, de son histoire et de ses protagonistes. Car il s’agit ici à la fois d’opérer un cadrage théorique relatif au remix numérique, mais aussi de se confronter aux autres artistes de cette histoire partagée, à cette part de l’autre qui « se révèle primordiale […] à savoir celle (l’analyse) des œuvres d’autrui, celles d’artistes distincts de soi, autres, […] afin d’éviter les pièges de Narcisse. ».4)
Ce moment de « recherche > création » a donc une visée de clarification théorique et critique. Il s’agit de faire une revue des ouvrages théoriques à partir des questionnements antérieurs pour produire un cadre théorique. Ce faisant, cet état de la question permet d’envisager une contribution méthodologique, soit l’élaboration d’une grille d’observation apte à encadrer l’analyse de mes œuvres passées et actuelles.
À ce stade-là de ma proposition, je remarquerai que cette phase de recherche m’engage plutôt dans une recherche « sur l’art » (en l’occurrence, sur mes œuvres et par extension, sur les œuvres de remix numérique). Je m’éloigne ici un peu de l’archétype d’une recherche création, même si je reste dans une recherche autopoïétique. C’est pourquoi j’appelle ce moment « recherche > création », le chercheur (au sens scientifique) prenant un peu le pas sur le chercheur (au sens artistique).
- Un deuxième moment de « création > recherche »
La posture précédente de « chercheur > créateur » n’est pas sans danger pour l’artiste. Car nous l’avons vu, le chercheur et le créateur ne pensent pas et ne créent pas de la même manière. Sauf exception, le conflit entre rationalité et imaginaire nuit à la pratique artistique. D’ailleurs, Marcel Jean souligne qu’une recherche universitaire « qui n’engagerait pas la plénitude du geste créateur risquerait de “s’académiser” ; ce qui aurait pour conséquence de faire fuir les artistes. » 5). Il convient donc de revenir pleinement à la pratique artistique « en train de se faire » et d’adopter une démarche ouverte. J’appelle ce moment « création > recherche », car l’artiste prend le pas sur le scientifique, même s’il reste chercheur à sa manière. Dans ce deuxième moment, j’entreprendrai donc d’explorer l’évolution qui se joue entre mes dernières œuvres « en train de se faire » Lambeaux, Loops et Wall trope. Pour reprendre Gosselin6), il s’agit ici de faire « osciller le chercheur entre une subjectivité expérientielle (exploration) et une objectivité conceptuelle (compréhension) 7) pour progresser dans la saisie et la synthèse recherchées. ». Le but est donc ici de stimuler la création et d’en rendre compte de façon compréhensive et dynamique.
Pour garantir son cadre universitaire, cette exploration doit garder un esprit méthodologique. Mais avec quelles méthodes ? Apparemment, la question méthodologique reste entière en recherche création. Dans une enquête de 2012, Diane Laurier et Nathalie Lavoie relèvent que « Dans la majorité des thèses (de recherche création), la méthodologie identifiée et nommée est presque absente de la recherche. »8) Leurs entretiens soulignent « une compréhension mitigée de la part des chercheurs-créateurs au sujet de la valeur, de l’utilité et de la signifiance de la méthodologie de la recherche en création. »9) Mais les choses ont évolué, car les auteures notent aussi « le désir des chercheurs créateurs d’élucider par “eux-mêmes” le courant de l’œuvre en le reliant à la théorie. »10) On le voit le désir est présent, mais les méthodes permettant d’y arriver sont encore peu délimitées. Pour les auteurs, celles-ci constituent même un nouveau champ de recherche capable d’enrichir la méthodologie en recherche scientifique, en général. Ce flou méthodologique est une réelle difficulté pour moi. Ma démarche méthodologique s’est d’abord tournée vers les outils méthodologiques habituels de l’artiste. « Par exemple, les savoirs techniques, les observations autocritiques ou les documents iconographiques et historiographiques rassemblés par l’artiste au travail, peuvent apporter des connaissances supplémentaires susceptibles de faire progresser, non pas la création en tant que telle de cet artiste, mais les savoir et savoir-faire qui en sont les ingrédients nécessaires et dont l’artiste peut faire partager l’expérience et même généraliser les résultats ».11)
Pour ma part, je m’appuie, en effet, sur plusieurs de ces outils :
- Les savoirs techniques informatiques, bien sûr, incontournables dans mon travail. Je préciserai, lors de l’analyse de mes œuvres, la part des compétences requises pour leur réalisation.12) Ces compétences constituent d’ailleurs un des éléments d’observation des œuvres de remix.
- Le journal de bord, une composante majeure de mon travail, comme pour beaucoup d’artistes (et de chercheurs).
Par exemple, je note des idées, qui souvent préfigurent des œuvres en devenir. Je consigne de nouvelles connaissances et élabore des esquisses. Je peux ainsi retrouver dans ce journal l’évolution de mes réflexions et garder la chronologie de la création de chaque œuvre et des questions associées. Le journal de bord est ainsi, selon Lorraine Savoie-Zajc, « la mémoire vive de la recherche » et permet de reconstituer et recontextualiser les données de la situation de recherche et les décisions prises par le chercheur. Je donnerai aussi des extraits de ces moments de réflexion et d’observation lors de l’analyse de mes œuvres. 13)
- La constitution d’un corpus d’œuvres et d’une documentation.
Pour ma part, je mène un important travail documentaire, dont :
- Une collecte d’images d’œuvres d’artistes contemporains en lien avec mes centres d’intérêt, et ce, depuis 2009 (plus de 500 œuvres datées principalement des deux dernières décennies et visibles sur mon site https://reader.fluate.net ).
Figure 56. 522 miniatures extraites de !(https://reader.fluate.net) (BOILLOT, Nicolas, 2009-en cours)
- Une veille documentaire active sur l’art, la technologie et les nouveaux médias depuis 2005 (presque 2000 liens visibles sur mon site https://links.fluate.net ).
Figure 57. Mots clés (nombre de liens correspondant en 2015), https://links.fluate.net (BOILLOT, Nicolas, 2005-en cours)
Ces deux démarches sont destinées à saisir un contexte et son évolution et à nourrir ma création et mon questionnement de chercheur. La plupart des artistes qui servent à mes démonstrations théoriques proviennent d’ailleurs de ces deux sites de curation. Et cette pratique m’a conduit aussi à beaucoup interroger ma posture d’artiste collectionneur, très présente dans le champ du remix (cf. contribution méthodologique III.a.iii).
- La résidence d’artiste, pensée comme un dispositif méthodologique à part entière. Plusieurs de mes œuvres ont été créées en résidence (une au Chili, une en Espagne, deux au Québec, deux en France). Ces résidences dynamisent la création et l’encadrent précisément. En effet, elles permettent d’expérimenter des contraintes nouvelles et de s’adjoindre des partenaires (notamment en lien avec les compétences hybrides nécessaires à la réalisation d’œuvres numériques. cf. chapitre I.a.ii). Elles favorisent aussi une interaction avec des professionnels et des publics et une confrontation avec un autre cadre culturel dans le cas des résidences à l’étranger. Elles permettent ainsi de renvoyer un regard critique sur le projet de l’artiste et sur les œuvres réalisées.
Tous ces outils ont aussi besoin d’un cadrage méthodologique général. Pour ce faire, je soulignerai la filiation de la « création > recherche » avec la recherche-action et le fait, que, comme elle, elle est fortement déterminée par une double logique d’exploration et de construction émergente. Diane Laurier14) remarque d’ailleurs que « cette idée de cheminement est souvent associée à la démarche de l’artiste et cette dernière se rapproche davantage, à notre sens, de l’univers sémantique du praticien en arts que le terme méthodologie. »15) Un cheminement jalonné potentiellement par plusieurs démarches dont la démarche systémique particulièrement adaptée à l’observation d’un dispositif de création complexe. Car la démarche systémique amène à considérer que « les phénomènes isolés n’existent pas. Ils doivent être considérés en interaction » et « un phénomène n’est compréhensible que replacé dans un ensemble » et ne prend son sens que dans le contexte formé par le système lui-même ».16) Il s’agit alors d’envisager ce moment de « création > recherche » selon une approche globale montrant « à la fois l’œuvre et ses modes de réalisation en liant expérientiel et conceptuel ; rationnel et intuition. ».17) Ce qui m’engage à bien articuler les deux moments de « recherche > création » et de « création > recherche ».
En résumé, je défends le cadrage méthodologique d’un premier moment de « recherche > création » en soulignant que les questionnements, qui vont structurer mon état de la question théorique et le cadre théorique associé, sont issus de ma pratique artistique et que ma logique de recherche n’est donc pas étrangère à ma réalité empirique. De plus, je l’ai construit, de façon ouverte, comme une série de questions pertinentes destinées à guider l’analyse de mes œuvres passées. Et enfin, j’ai repéré et assumé le fait que cette phase s’apparente à une recherche « sur l’art », même si celle-ci reste autopoïétique. Je défends aussi un deuxième moment de « création > recherche » menée sur des œuvres en train de se faire. Sachant que la question qui se pose alors est celle de l’articulation entre ces deux moments. En effet, on peut se demander comment le cadre théorique va opérer sur l’artiste que je suis (le créateur > chercheur) dans le deuxième moment ? On a vu que, d’une part, le cadre théorique posé pendant le premier moment (recherche > création) a défini les contours du remix numérique et a permis de mettre en perspective ma pratique passée. On peut alors imaginer que la construction de ce cadre théorique et la compréhension de mes œuvres vont influer sur moi lors du deuxième moment de « création > recherche ». Mais comment ? Dans un sens positif, le recul théorisé sur ma pratique peut me faire envisager différemment « mes œuvres en train de se faire ». Il peut me conduire à construire un dispositif plus riche ou plus innovant. Dans un sens négatif, il peut donner trop de place à la rationalité dans le processus de création. Il peut affaiblir mon imaginaire, mon intuition ou simplement, cette liberté créatrice de l’artiste face à sa « » machine à effet feedback », cet ordinateur qui va « rétro-agir sur l’imagination de l’artiste […] [et ouvre] à celle-ci des possibilités insoupçonnées au départ par l’artiste lui-même. ».18) Il reste donc primordial que j’aborde ce deuxième moment en m’efforçant de tout oublier pour laisser advenir le processus de création. Ce qui n’empêchera pas, au final, le « créateur > chercheur » de relever les points qui peuvent enrichir les termes de mon cadre théorique et de mon cadre méthodologique.
En conclusion, ces deux moments de la recherche création s’avèrent donc indispensables. J’en résumerai la démarche et l’organisation. Un premier moment de la « recherche > création » opère avec une démarche objective et étayée « à partir de et sur » ma pratique artistique passée. Il comprend :
- Un état de la question théorique sur l’art numérique et le remix numérique (guidé par les questionnements de ma pratique artistique antérieure).
- Une contribution méthodologique d’une grille d’observation adaptée à la mise en perspective du remix numérique élaborée à partir du cadre théorique généré par la revue des ouvrages théoriques.
- Une analyse de mes œuvres passées au regard de ce cadre théorique.
Un deuxième moment de la « création > recherche » s’appuie sur une démarche exploratoire et systémique et réflexive à partir d’œuvres « en train de se faire », mais aussi sur le cadre théorique du premier moment. Il comporte :
- Une analyse de mes œuvres en train de se faire.
- Une synthèse réflexive sur le remix numérique et la place de mon travail dans son évolution.
Sachant que, dans le plan de la thèse :
- J’ai regroupé dans le même chapitre, l’analyse de mes œuvres passées et présentes pour en faciliter la lecture et la saisie d’ensemble.
J’ai aussi trouvé important de dégager les présents chapitres (III.a.i et a.ii) dédiés à une réflexion méthodologique sur la « recherche création », puis d’y adjoindre ma contribution méthodologique, à savoir une grille d’observation pour l’analyse des œuvres numériques en vue de l’analyse à venir de mon travail passé (III.b) et actuel (III.c).
À présent, je poursuivrai donc par la présentation de cette contribution méthodologique.
Article suivant : iii.Contribution méthodologique pour l’analyse des remix artistiques numériques
Article précédent : i.Les visées et les définitions d’une recherche création