Les pratiques de mashup au cœur d’une évolution
Cette partie II.c.ii s’attache à revenir sur quelques tendances fortes du remix numérique. On vient de voir combien le phénomène d’émergence illustre un principe intrinsèque du remix. Il me semble intéressant, à présent, de présenter une pratique importante de la création de remix, le mashup. Et d’envisager de quelles façons celle-ci opère dans l’évolution des formes de remix : d’un remix réflexif classique à un remix régénératif, directement lié à l’évolution du Web. Je commencerai par rappeler les principes du mashup en général et son évolution à l’époque du numérique. Puis je relèverai en quoi le mashup numérique régénératif constitue une nouvelle tendance, susceptible de faire évoluer la notion de remix et d’ouvrir la voie à d’autres formes de création.
Pour Eduardo Navas, le mashup définit au départ un remix réflexif 1), basé sur des pratiques d’échantillonnage ou sampling (cf. II.a.i). Le mashup est une pratique de remix qui consiste à superposer sans les dénaturer les matériaux sources. En effet, au lieu d’utiliser des fragments du matériau ou de l’œuvre source, de les mettre bout à bout et d’effectuer un nouveau montage, dans le cas du mashup, on additionne les sources, c’est-à-dire qu’on les diffuse en parallèle. Le mashup consiste aussi à prendre deux sources originales d’information, généralement assez différentes l’une de l’autre et à les combiner sans en altérer leur « intégrité ». On a vu que ceci est beaucoup employé dans les remix sonores issus de la composition d’une nouvelle chanson en mélangeant différentes parties de différentes chansons déjà existantes ; par exemple, en mélangeant la partie instrumentale d’une chanson avec la partie chantée d’une autre. Dans le domaine vidéo, Eli Horward définit les mashups comme « un amalgame de plusieurs matériaux de base qui, montés ensemble, produisent des cadavres exquis »2). C’est une image intéressante même si on peut voir une différence avec le cadavre exquis tel qu’inventé par le mouvement dada dans les années 1920. En effet, généralement chez les dadaïstes, le contenu utilisé est réalisé par différents auteurs, alors que dans le cas du mashup vidéo, c’est en général un seul artiste qui va déterminer la manière dont ils seront additionnés.
L’addition et la reconnaissance des sources confèrent au mashup une forte capacité d’évocation et de focalisation. Cet effet focal révèle voire propose une critique acerbe des phénomènes. Dans le chapitre consacré au remix politique, j’ai donné plusieurs exemples de remix pouvant appartenir à la catégorie du mashup, notamment les réalisations cinématographiques de René Viénet avec La dialectique peut-elle casser des briques. À partir d’un film de Kung-fu, l’auteur crée une nouvelle bande-son avec une première contrainte d’utiliser le montage original du film. Comme deuxième contrainte, il s’impose de respecter le jeu d’acteur via les mouvements de bouche de chaque comédien. Puis, en fonction de cela, il invente un nouveau dialogue pour chaque personnage du film. On trouve aussi ce principe de mashup dans l’œuvre Apocalypse Pooh, où l’auteur superpose la bande-son du film Apocalypse now et des images du dessin animé Winnie the Pooh. Le mashup politique est utilisé comme le moyen de réaliser une critique des deux éléments additionnés. Comme l’expliquent Patricia Aufderheide et Peter Jaszi, le « mashup offre souvent des combinaisons improbables qui peuvent fournir des commentaires politiques ou sociaux non seulement sarcastiques, mais aussi drôles. D’autres mashups ajoutent une nouvelle valeur non pas en commentant la culture existante, mais en lui ajoutant une nouvelle signification personnelle. »3).
Le mashup est donc une pratique ancienne, mais l’arrivée du numérique et la multiplicité des sources vont permettre de faire émerger de nouvelles pratiques de mashup. Comme explicité dans le chapitre I.c.iii sur l’artiste comme collectionneur, « l’archive gigantesque d’images, de sons, de textes et de designs présents sur Internet a incité à concevoir la fonction d’artiste comme un “curateur”, quelqu’un dont les principaux modes de fonctionnement impliquent la recontextualisation et la création de connexion entre ces contenus. ».4) Ces nouvelles potentialités de curation vont tout naturellement influer sur les pratiques de mashup et leur évolution. Pour l’illustrer, je prendrai l’exemple d’une œuvre située entre le mashup visuel et sonore, et basée sur la récupération de vidéos sur YouTube pour la création d’une nouvelle composition musicale. Il s’agit de Off Grid5), l’œuvre de l’artiste Ophir Kutiel (aussi connu sous le pseudonyme Kutiman) qui utilise des centaines de vidéos de musiciens jouant en solo un instrument de musique. Il confronte ensuite ces différents solos les uns par rapport aux autres pour créer une nouvelle composition musicale. Ainsi, grâce au montage réalisé par Ophir Kutiel, des musiciens, ayant pour seul point commun d’avoir mis en ligne leurs vidéos de démonstration musicale sur YouTube, vont former l’espace d’un instant, un groupe musical et ce, bien qu’ils soient situés dans des lieux géographiquement différents. L’artiste va créer ce mashup audiovisuel en utilisant les vidéos comme des pistes musicales avec lesquels il va pouvoir composer, par un agencement minutieux et par la répétition de certaines boucles sonores et visuelles. Il va aussi s’imposer comme contrainte de ne pas rajouter d’instrumentation supplémentaire hors du cadre strict de la bande sonore de chaque vidéo.
Figure 54. Off Grid (KUTIEL, Ophir, 2016)
On le voit ici la distanciation par rapport à l’original est très faible, car l’artiste utilise les vidéos sans toucher à leur intégrité visuelle ou sonore. En sélectionnant des parties qu’il va ajouter les unes aux autres, en les superposant, en les confrontant, il va à la manière d’un studio d’enregistrement sonore créer une chanson composée de plusieurs instruments. On retrouve aussi toutes les caractéristiques propres au remix numérique, dans un premier temps la collection, ensuite la sélection et, parce qu’on est dans le cas d’un mashup, l’addition.
Je noterai que la création de ces mashups réflexifs peut être facilitée par l’utilisation de sites Web qui permettent de simplifier et d’automatiser la mise en parallèle de matériaux et leur confrontation. Ainsi, le site Web GIFs with Sound mashups6) permet par l’intermédiaire d’un formulaire d’associer une boucle animée images et la bande sonore extraite d’une vidéo présente sur le site YouTube. Je noterai que cet outil a une autre particularité. Il contraint l’artiste à utiliser un format d’image numérique spécifique : le format GIF. Ce qui engendre une création tout à fait particulière. Le GIF a été inventé dans les années 1990 pour permettre, entre autres, de publier sur des sites Web des images animées, car, à cette époque, la diffusion de vidéo d’animation n’était pas possible en raison d’une limitation technique imposée par la vitesse de transmission des données à travers le réseau. Ce format est tombé en désuétude entre les années 2000 à 2010, avec l’évolution de la technologie et l’augmentation des débits de transmission (et notamment, avec l’invention du logiciel d’animation vectorielle Flash et la généralisation des plateformes de contenus vidéo de type YouTube). Mais du fait de cette antécédence de plus de vingt-cinq ans, le format GIF a été intégré au fil des années dans la quasi-totalité des navigateurs Internet disponible. Le format GIF m’intéresse dans la mesure où, à partir des années 2010, son universalité fait qu’il devient le format de prédilection d’une nouvelle forme d’expression visuelle qui privilégie l’animation d’images en courte séquence diffusée en boucle. Par rapport à une vidéo classique, ce principe de boucle réduit une action et/ou une narration à une répétition d’une même séquence de manière infinie. Mais, le GIF étant un format d’image, il n’est pas possible d’inclure du son à cette animation. Ceci nous permet de bien comprendre la portée du site GIFs with Sound mashups qui permet d’ajouter une bande-son à ses boucles d’image en utilisant la piste sonore d’une vidéo. L’utilisateur détourne donc la bande-son d’une vidéo pour la confronter à une séquence animée diffusée de manière cyclique. De fait, une des autres particularités de ce type de remix est qu’il fait cohabiter deux temporalités, une circulaire et une linéaire.
On voit donc avec ces quelques exemples que la pratique du mashup a un fort potentiel créatif et qu’elle renvoie à des interventions du plus simple au plus complexe et à une grande variété d’œuvre et d’outil de création. Néanmoins, quel que soit le niveau de complexité, on reste toujours ici dans le principe d’un mashup produisant une œuvre relativement circonscrite. Le mashup s’exprime aussi aujourd’hui dans une forme plus ouverte, faisant évoluer le remix réflexif. On a vu (cf. chapitre II.a.i) que ce nouveau type de mashup apparaît avec l’essor des plateformes Web 2.0 et conduit à ce qui est défini comme un remix régénératif 7). En effet, une des particularités des plateformes de Web 2.0 est qu’elles proposent aux utilisateurs et aux développeurs des interfaces de programmation applicative (aussi définies sous l’acronyme anglais A.P.I.). C’est-à-dire qu’il est possible d’exporter sous certaines conditions le contenu présent sur une plateforme pour l’intégrer dans d’autres contextes, sur d’autres plateformes. Grâce à cette fonctionnalité, des sites Web vont proposer à leurs utilisateurs l’addition de plusieurs informations issues de différentes plateformes. Ces contenus ainsi mis en parallèle ne sont pas déterminés à l’avance et vont évoluer au cours du temps. On a déjà souligné qu’il est « spécifique aux nouveaux médias et la culture en réseau ».8) Comme les autres remix définis par Navas, « il rend visible l’origine des sources dont il tire son contenu, mais il n’utilise pas nécessairement la technique de l’échantillonnage qui lui permettrait d’être qualifié de remix en tant que forme culturelle. […] La validation du remix régénératif réside dans sa fonctionnalité. ».9) Je rappellerai aussi que l’on assiste ici à l’émergence d’un terme, « l’agrégation », le fait de regrouper au même endroit plusieurs informations issues de différents sites. Cette particularité fondamentale du Web 2.0 augmente la fluidité de transmission d’informations entre les utilisateurs. Elle favorise l’émergence de nouveaux sens par la mise en parallèle de plusieurs sources d’informations.
Cette « régénérativité » va permettre aux artistes d’explorer de nouveaux champs dans la création numérique. Des œuvres qui vont évoluer en permanence, et vont donner à voir une représentation d’un ou plusieurs contenus extraits des plateformes de Web 2.0. C’est le cas notamment avec l’œuvre Rainbow Aggregator10) de Jason Salavon. L’artiste nous propose ici de visualiser les différents sujets qui font l’actualité et qui sont les plus discutés sur les plateformes Twitter et Google. Rainbow Aggregator extrait ces informations de ces deux sites, toutes les 10 minutes.
Les sujets de discussion se déroulant sur deux plateformes de publication intense de contenu, l’auteur cherche à rendre visible la sursaturation de conversations incessantes entre utilisateurs. Il va diffuser en boucle, à l’écran, une trentaine de « tendances » qui vont s’accumuler, se confronter, apparaître et disparaître selon un effet de zoom, tel un écho sonore se dispersant dans l’espace au cours du temps. Le fait qu’il prend ses données en temps réel fait que la pièce est en constante évolution, donc régénérative. Le spectateur se retrouve face à une œuvre qui se transforme au cours du temps, sans jamais se répéter, face à une œuvre en perpétuelle mutation.
Figure 55. Rainbow Aggregator (SALAVON, Jason, 2013)
Ce développement a voulu souligner que ces deux types de mashup constituent un sous-genre à part dans les pratiques de remix. Et que la prégnance du monde numérique a permis l’émergence d’une nouvelle forme de remix, dit régénératif, aux fortes potentialités, même si elles sont encore peu exploitées par les artistes numériques. On a vu aussi que cette évolution du remix réflexif dépend elle aussi de l’évolution continuelle des technologies qui ouvre constamment de nouveaux champs d’expérimentation aux utilisateurs et aux artistes de remix en particulier. Le mashup est donc encore susceptible d’évoluer et d’ouvrir de nombreuses voies à la création de remix.
Cette deuxième partie de l’état de la question théorique a montré combien le remix dans la création plastique numérique est marqué par des pratiques sociales fortes, que cela soit sur le plan artistique ou même politique, la portée critique du remix ou encore sa place précoce dans l’histoire de l’art en général et l’art numérique en particulier, étant souvent relevées. Elle a souligné l’expression foisonnante des différentes formes de remix sonore, visuel, textuel et d’objet. Elle a proposé d’envisager la diversité des remix, selon les types de médium, de matériau source et de détournement utilisés. Elle a introduit les éléments de différenciation entre remix sélectif, réflexif et génératif. Elle a notamment relevé le débat vif existant autour du degré de distanciation avec l’original qui conduit pour certains à bannir du champ du remix toute œuvre ayant perdu la trace de ses origines et pour d’autres, à accepter une complète dissolution du matériau source. Enfin, elle a situé deux éléments marquants catalysés par le remix numérique : le phénomène d’émergence qui caractérise les effets de la fragmentation, de la réflexivité et de l’imprévisibilité des pratiques de remix ; et les potentialités actuelles des pratiques de mashup suscitées par le numérique dans le champ de la création.
Cet état de la question théorique me permet de dégager une série d’indicateurs pertinents pour l’analyse des œuvres de remix numérique. Je les reprendrai dans une grille méthodologique d’observation (III.a.iii). Puis j’appliquerai ces observations à l’analyse de mes œuvres passées et présentes. Sachant que cette construction méthodologique vise à me donner la distanciation nécessaire à toute posture de recherche, distanciation d’autant plus nécessaire que cette recherche est autopoïétique. Je présenterai à présent le cadrage et la démarche de recherche que je propose de développer dans le contexte singulier de mon parcours de création.
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