Le remix à l’ère numérique, un catalyseur des phénomènes d’émergence et des pratiques de mashup
Pour mémoire, les parties I et II ont pour but de produire une réflexion sur le remix numérique. Mais elles ont aussi pour objectif de m’aider à construire le cadre d’analyse méthodologique de mes œuvres et à mettre en perspective critique ma création. À ce stade-là de mon travail, je pense avoir fait l’état de la question théorique sur le remix numérique, même si j’ai conscience des innombrables développements que je ne suis pas en mesure de reprendre dans le cadre contraint et fini d’une recherche en doctorat. L’abandon des voies d’analyse possible constitue d’ailleurs une de mes plus grandes difficultés et frustrations de chercheur et il en est, sans doute, de même pour le lecteur. Par la suite, la partie III va donc capitaliser les apports de cet état de la question et synthétiser ma démarche méthodologique. Mais auparavant, il me semble nécessaire de revenir sur certains principes particulièrement opérants dans le remix numérique, d’une part pour les approfondir et d’autre part pour commencer à engager les bases d’une réflexion méthodologique qui éclaireront l’esprit du travail de la partie III. J’ai donc choisi de revenir, à présent, sur deux points importants dans les pratiques de remix numérique : le phénomène d’émergence et le mashup.
La fragmentation, la réflexivité et l’imprévisibilité à la base du phénomène d’émergence
Je m’attacherai tout d’abord au phénomène d’émergence. L’émergence est « l’apparition d’un phénomène sans précèdent dans un réseau - ou système - complexe qui est davantage que l’ensemble des éléments qui constituent ce réseau. L’émergence naît des interactions entre ces éléments constituants du système. Le phénomène d’émergence ainsi actuel, processuel semble devenir une notion clé́ dans l’étude des processus de création contemporains. »1) Cette définition renvoie bien à la nature du remix. Et ce d’autant plus qu’« une propriété peut être qualifiée d’émergente si elle “découle” de propriétés plus fondamentales tout en demeurant “nouvelle” ou “irréductible” à celles-ci ».2) Ainsi, les œuvres dites appropriatives ou de remix réflexif3) qui constituent mon sujet de prédilection témoignent-elles significativement du phénomène d’émergence généré par le caractère numérique de leur médium et par leur manipulation par des artistes via des dispositifs processuels. On a vu, en effet, que les œuvres de remix réflexif, dans leur conception, font émerger une représentation nouvelle, où la somme des différents fragments, extraits d’œuvres ou de matériaux originels, aboutit à un résultat inédit, où le sens de l’œuvre ne peut se constater qu’a posteriori, avec une part d’intention comme d’imprévisibilité. Je rappellerai aussi que, dans le contexte du médium numérique et de l’art numérique en particulier, la quantité de matériaux disponibles par l’intermédiaire d’Internet met les artistes dans la position de collecteur, de ré-animateur et de recréateur (dans les deux sens du terme : création nouvelle et recréation). Par choix, au fil de recherches ou par sérendipité, on a vu que ceux-ci vont extraire et définir un nouveau potentiel à explorer et à retranscrire : un potentiel de fragments disparates ou similaires qui, mis bout à bout, vont permettre de dégager un sens émergent, une lecture nouvelle issue de cet ensemble. Ce phénomène d’émergence varie nécessairement en fonction de l’importance du réagencement ou de la part de transformation qu’a réalisée l’artiste sur ces sources en plus de les avoir fragmentées temporellement. Il varie aussi selon la part d’imprévisibilité et d’accidents possibles découlant de dispositifs processuels plus ou moins automatisés mis en œuvre par l’artiste ; ces manipulations influant aussi sur le caractère réflexif de chaque œuvre. Il est lié aussi à la réappropriation des échantillons remixés qui amènent à une représentation plus ou moins distanciée de sa source.
D’un point de vue méthodologique, je retiendrai que le phénomène d’émergence peut servir à caractériser, pour partie, le remix artistique numérique. Et que ce phénomène est susceptible de s’exprimer ici de façon variable, en fonction de la figure de l’artiste de remix (artiste collecteur, ré-agenceur, recréateur), de son intention (liée pour une grande part à l’imprévisibilité, à l’accident et à l’advenir), du résultat obtenu (fragmenté, cumulatif, recréé) ainsi que de sa lecture et de sa réflexivité (degré de réappropriation, degré de distanciation avec le matériau originel, sens émergent(s)…). Autant d’indicateurs pour qualifier les œuvres selon un degré d’émergence faible ou fort. Pour bien saisir le phénomène d’émergence et pour faire comprendre l’esprit de ce cadrage, je commenterai deux séries d’œuvres, les premières pouvant qualifier une émergence faible et les deuxièmes, une émergence forte.
Je commencerai par présenter deux artistes dont les œuvres expriment une émergence faible, tout en utilisant des principes processuels différents : l’artiste Cassandra C. Jones et l’artiste Cory Arcangel.
L’œuvre After Muybridge4) de Cassandra C. Jones est constituée d’une boucle de douze photographies extraites d’un site de vente en ligne photographique. L’artiste a voulu recréer ici, la célèbre séquence d’animation d’Eadweard Muybridge intituler Daisy5).
Figure 48. After Muybridge (JONES, Cassandra C., 2010)
Pour trouver les douze photos que constitue cette séquence animée photographique, elle a dû parcourir plus de 5000 images. Cassandra C. Jones illustre bien, comme tant d’autres, la figure de l’artiste collecteur très associé au remix numérique. Elle souligne d’ailleurs combien Internet lui permet d’accéder à cette surabondance de photographies. En collectant assez d’un sujet en particulier, - ici un cheval qui galope -, en accumulant et réagençant, elle peut révéler une nouvelle forme et un nouveau point de vue et ainsi, selon ses termes « en les plaçant dans un ordre précis, réinventé ou réanimé la vie ». Elle endosse ainsi aussi la figure du ré-agenceur et recréateur dont je viens de parler.
Dans une autre œuvre, la série Lightning Drawing,6) Cassandra C. Jones va se focaliser cette fois-ci, sur des photos d’éclair, questionnant toujours l’abondance et la disponibilité d’images familières sur le Web.
Figure 49. Rabbit 4, Lightning Drawing (JONES, Cassandra C., 2011)
Exploitant le fort potentiel d’images du Web représentant un même phénomène météorologique, elle va prendre ici le parti de considérer les éclairs comme des traits avec lesquels, par une accumulation et un agencement spécifique, elle va pouvoir créer des formes particulières. Un agencement qui, lors d’une deuxième lecture, dès que l’on considère la globalité de l’image et non les éléments composites qui la constituent, va révéler un nouveau sens, ici un lapin.
Je citerai encore un autre travail de Cassandra C. Jones Take Off,7) dans lequel l’artiste cherche plutôt à isoler un sujet en mouvement pris selon une multitude de points de vue différents. Puis elle recadre chaque image afin de reconstituer leur évolution au cours du temps.
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Figure 50. Take Off (JONES, Cassandra C., 2012)
On peut retrouver dans le travail de Cassandra C. Jones, le caractère systémique des œuvres de remix extraites du Web. Ces œuvres veulent constituer le reflet de ce qu’il est possible de trouver, d’imaginer, de recréer à travers un moteur de recherche, et plus généralement l’écosystème des médias présent sur Internet. L’artiste s’affirme éditeur, qui collecte, recycle, remixe, copie-colle, il est celui qui réassemble et réanime des éléments disparates, en détournant le principe de l’addition ou de la reproduction au profit d’une nouvelle configuration et de nouvelles vies, comme dit elle-même l’artiste. Cependant, remarquons que l’on est ici dans le cas d’une émergence faible. En effet, le travail sur les images est minimum. Chaque image sélectionnée par Cassandra est simplement déposée à un instant donné. L’ensemble des images est donc le produit d’une accumulation dépendant d’une chronologie simple (c’est-à-dire que le dépôt se fait image par image au fur et à mesure de leur apparition et sans perturbation postérieure possible). De plus, le degré de distanciation avec l’image source est minimum de façon à provoquer une lecture référentielle qui est elle-même attendue par l’artiste. La transformation est minimale et seule la disposition dans le cadre de la vidéo produite par l’accumulation d’images, produit un sens nouveau.
Le phénomène d’émergence faible dans le remix numérique artistique n’est pas lié à un type de dispositif et je prendrai un deuxième exemple avec le travail de Cory Arcangel. Dans son œuvre Paganini’s 5th Caprice,8) il utilise, en effet, une autre technique : un montage rapide de plusieurs extraits de vidéo qui isole un élément particulier de sa source.
Figure 51. Paganini’s 5th Caprice (ARCANGEL, Cory, 2011)
Dans cette œuvre, il recrée le 5e Caprice de Paganini à partir de fragments de centaines de vidéos de leçon de guitare qu’il a récupérées sur Internet. Il utilise ici un processus qu’il a spécialement conçu pour analyser chaque note de musique présente dans chaque bande sonore, extraite de ces vidéos. Cette conversion, de bande sonore à partition, lui permet, dans un deuxième temps, de retranscrire l’enchaînement des notes présent dans la composition de Paganini. Paganini’s 5th Caprice nous met aussi dans le cas d’une émergence faible, car, comme dans le travail de Cassandra C. Jones, on note le fort caractère réflexif de cette œuvre. La reconnaissance des éléments qui constitue la source est encore très présente. Le fait de choisir de reproduire une composition musicale extrêmement connue, ici le 5e caprice de Paganini, accentue le coté réflexif de l’œuvre et limite le degré de distanciation par rapport à l’œuvre originelle. On a une sorte de double réflexivité à la fois dans les extraits de vidéos brutes, uniquement découpées par note, et l’accumulation de ces différents fragments de manière processuelle dans le but de réinterpréter une composition classique du début du 19e siècle.
On le voit, dans ces exemples de remix où l’émergence est faible, toutes les figures attendues de l’artiste de remix numérique sont présentes (collecteur, ré-agenceur, recréateur). Mais ils maîtrisent glanage et réagencement afin d’encadrer l’imprévisibilité et l’accident par des règles fortes. Le résultat est surtout cumulatif, la fragmentation et la transformation n’étant pas poussées ni dans le temps ni dans l’espace. Du coup, lors de la lecture de l’œuvre, le matériau source est reconnaissable, le degré de distanciation avec la source est minimal. Ceci favorise une forte réflexivité et une réappropriation attendues des images, d’autant plus qu’elles sont aussi volontairement choisies pour leur familiarité. Au final, lors de la lecture du remix, on assiste à l’émergence d’un sens nouveau, mais fidèle à l’intention de départ d’un artiste qui a gardé le plein contrôle de sa création.
J’illustrerai à présent, le phénomène d’émergence « forte » avec le travail de trois artistes : Chris Habib qui multiplie les techniques de remix pour une œuvre plus distanciée et Chris Milk et Aaron Koblin qui jouent sur l’organisation de la création en instillant un renouvellement de repères à l’infini.
Dans Panic in Needle Park9) 10), Chris Habib prend comme source un supercut réalisé par Tyler Creviston, en 2009. Dans ce supercut, celui-ci a accumulé des extraits de la série télévisuelle américaine Seinfeld. Il y a notamment isolé et accumulé, de manière chronologique, toutes les entrées dans l’appartement de Kramer, un des personnages récurrents de la série. À partir de ce matériau, Chris Habib va utiliser la technique du datamoshing et ainsi augmenter fortement le degré d’émergence qui résulte de ce remix de supercut. Le datamoshing consiste, en effet, à déstructurer une vidéo en en modifiant les paramètres d’encodage, de sorte à ne sélectionner uniquement que les artéfacts de compression qui se rapportent généralement au mouvement dans l’image. Les images clés sur lesquelles se base normalement l’encodage, sont supprimées, avec pour résultat d’avoir une bouillie de pixels, par accumulation de tous les mouvements.
Figure 52. Panic in Needle Park (HABIB, Chris, 2009)
Par ce mélange de supercut et de datamoshing, Chris Habib va plus loin que Cory Arcangel dans la perte de repères par rapport au matériau qu’il utilise. Le passage par le datamoshing lui permet d’accentuer le degré de distanciation par rapport à l’œuvre originelle. Il accentue et fait émerger une nouvelle représentation de cet acte répétitif. Il fait coexister plusieurs temporalités où chaque fragment de mouvement va dépendre de ce qui va être diffusé par la suite. On assiste ici à une émergence plus forte que précédemment, mais on peut remarquer aussi que le remix contient toujours un caractère réflexif assez important.
L’émergence peut s’exprimer de façon plus accentuée dans l’œuvre d’autres artistes. C’est le cas de l’œuvre The Johnny Cash Project11) de Chris Milk et Aaron Koblin, dans laquelle ceux-ci organisent précisément la perte plus ou moins soudaine de repères et celle de son renouvellement infini. L’idée de cette œuvre fait suite au décès de Johnny Cash et se veut un hommage au musicien. À partir du clip vidéo d’une des dernières chansons que Johnny Cash a enregistrées Ain’t No Grave, les deux artistes de remix mettent en place un site Web collaboratif pour proposer aux fans d’utiliser le principe de la rotoscopie pour réinterpréter cette vidéo. La rotoscopie12) consiste à « relever, image par image, les contours d’une figure filmée en prise de vue réelle pour en transcrire la forme et les actions dans un film d’animation. Ce procédé permet de reproduire avec réalisme la dynamique des mouvements des sujets filmés. » En allant sur ce site, chaque participant peut choisir une image extraite de cette vidéo, pour ensuite l’utiliser comme modèle dans un logiciel de dessin intégré au site. Chacun crée ainsi son interprétation personnelle de cette image. Chaque image est ensuite archivée et cataloguée dans une base de données. Plus de 250 000 images furent ainsi créées par des participants du monde entier. Mis bout à bout et joués de manière synchronisée sur la chanson, les dessins disparates, car dépendants du style propre de chaque participant, s’accumulent et créent une réinterprétation collaborative. Émerge alors un kaléidoscope d’images différentes liées par leur origine (le clip vidéo), mais réinterprétées par des milliers de dessinateurs, motivés par leur affection envers Johnny Cash et par le désir de produire une modeste contribution pour lui rendre hommage.
Figure 53. The Johnny Cash Project (MILK, Chris et KOBLIN, Aaron, 2010)
Par la suite et pour aller plus loin dans ce concept collaboratif et génératif du projet, Chris Milk et Aaron Koblin mettent en place un système de vote, ainsi que l’instauration de mots clés pour catégoriser chaque image. Par la même, l’utilisateur peut, en allant sur le site Web, choisir plusieurs types de montage, selon le vote des utilisateurs, selon le type et le style de dessin. Il peut aussi choisir le principe d’un montage aléatoire et ainsi faire l’expérience d’une animation sans cesse renouvelée et d’une création éphémère. Le site propose aussi à l’utilisateur de produire son propre montage. Notons que, depuis 2010, le site permet toujours de participer et d’enrichir cet hommage posthume.
Dans cette œuvre protéiforme, le caractère collaboratif, ainsi que l’utilisation de la rotoscopie vont permettre de créer un degré d’émergence très forte. La figure de l’artiste de remix, - collecteur, réagenceur et recréateur -, s’exprime au début du projet par les règles et l’intention posées. Mais très vite, l’utilisateur devient lui-même le bras armé du collecteur ainsi que le recréateur. Notons qu’il peut même au final maîtriser les conditions de montage donc de réagencement. On assiste donc, comme on l’a déjà vu dans d’autres chapitres, à la possible négation de l’artiste. Même si l’œuvre ne peut exister sans lui puisque le dispositif et d’ailleurs, on le voit, son évolution dépendent de son intention et du dispositif qu’il met en place. De même, si on suit nos indicateurs, on constate aussi un degré d’imprévisibilité maximum du fait d’une participation ouverte et massive des utilisateurs et du degré de liberté qui leur est donné au niveau du choix du contenu et de l’agencement. Ce qui peut augurer de résultats multiples et fragmentés et de sens émergents inédits. Enfin, la multiplicité des techniques, des temporalités, des modes d’organisation et de relations influe sur les formes de remix réflexif obtenu et fait considérablement varier le degré de distanciation et de réflexivité du remix, pouvant aller jusqu’à une dissolution complète de l’œuvre originelle alors même que l’hommage de l’auteur-utilisateur est par essence un rapport référentiel à l’œuvre du musicien défunt.
On le voit, cette démonstration méthodologique indique que le degré d’émergence et ses indicateurs sont aux sources de l’œuvre de remix numérique et qu’ils constituent un élément guide intéressant pour analyser la variété des œuvres de remix numérique. Je les reprendrai dans le chapitre III. J’entreprendrai à présent, l’analyse d’un autre principe très actif de la création de remix numérique : le mashup.
Article suivant : ii.Les pratiques de mashup au cœur d’une évolution
Article précédent : iii.Le remix textuel et le remix d’objet