Le remix sonore
Une autre façon de mettre en perspective le remix artistique consiste à l’analyser en relation avec différents médiums, notamment sonore, visuel, textuel et d’objet. Je commencerai par le remix sonore du fait de sa vitalité. J’ai déjà signalé qu’une des premières formes contemporaines1) de remix apparaît dans le milieu musical, à la fin des années 1960. Les ingénieurs du son jamaïcain King Tubby et Ruddy Redwood inventent un nouveau style musical, le Dub, un dérivé de la musique Reggae, qui consiste à supprimer les voix et à accentuer les basses et la batterie de façon à obtenir une nouvelle version d’une chanson déjà existante. Cette « version », dans un premier temps conçue de sorte à mettre en valeur la basse et la batterie, a évolué ensuite avec l’ajout d’effets sonores plus complexes comme la réverbération ou l’écho. C’est grâce à cette transformation en version instrumentale que vont ensuite apparaître des « versions » alternatives de chanson, dans lesquelles certaines parties instrumentales sont rallongées, sélectionnées, découpées. Eduardo Navas remarque que le Dub ne se limite pas à créer seulement une version instrumentale d’une chanson. En effet, selon lui, « une version pouvait être une combinaison d’une chanson de couverture, une variation d’une chanson ou quelquefois une variation d’un enregistrement original mixé avec une nouvelle chanson par dessus »2). Une autre évolution apparaît, selon Vito Campanelli3), dans le milieu des années 1970, « quand la pratique du remix dans le style musical Dub et Disco se rencontrèrent à New York avec l’arrivée d’émigrants jamaïcains dans le Bronx. Cette rencontre […] participa à la naissance du Hip-Hop dans lequel le découpage (le fait d’alterner, de découper, de répéter des extraits sonores d’un même disque) et le scratching (le fait de déplacer manuellement un disque vinyle sous le saphir d’un tourne-disque) devinrent une partie intégrante de la culture musicale ».
En parallèle de cette nouvelle culture musicale, et en lien direct avec la culture Reggae et le Dub jamaïcain, la pratique de Disc-Jockey évolue. Auparavant la fonction de Disc-Jockey 4) dans le Reggae consistait à sélectionner des versions instrumentales de disque, puis à intervenir en direct à l’aide d’un microphone. De manière chantée ou parlée, le Disc-Jockey ponctuait vocalement des chansons instrumentales. Un des précurseurs de la culture Hip-Hop, DJ Kool Herc5), DJ new-yorkais originaire de Jamaïque, continue cette pratique dans le Bronx et se met à sélectionner des musiques, plus particulièrement du Funk, pour rythmer des compétitions de BreakBeat, style chorégraphique acrobatique relié à la culture Hip-Hop. Voyant que les danseurs apprécient et recherchent particulièrement pour leurs performances les solos de batterie dans les chansons Funk, il choisit de sélectionner uniquement ces segments et à l’aide de deux platines, il se met « à faire tourner en continu ses Breaks, d’une platine à une autre, de sorte que les breakers puissent enchaîner leurs figures plus longtemps. Ainsi, il devint le premier DJ à mélanger deux disques pour créer une rythmique nouvelle ».6) Par la suite, plusieurs autres DJ développent cette technique de sélection et de découpage pour créer de nouveaux morceaux composites, issus de chansons précédemment préenregistrées dans des styles différents. C’est ce que l’on désigne par la technique dite du sampling 7). Un exemple notoire de sample est l’extrait musical dénommé Amen Break8). Il consiste en un break de batterie de cinq secondes issu de la chanson intitulée Amen, Brother. Cette chanson, composée par le groupe The Winstons, date de 1969. Une dizaine d’années après sa publication, un fragment de cette chanson est ainsi isolé et ralenti pour être ensuite utilisé comme un sample, un extrait musical pouvant être diffusé en boucle. Ce sample va ensuite être utilisé des milliers de fois comme base instrumentale dans les styles musicaux Hip-Hop, Jungle et Drum and Bass, et plus généralement dans la musique électronique. Sa popularité vient « de ses sonorités particulières où le groove du Breakbeat conserve leur singularité aussi bien quand le sample est joué à son tempo original que lorsqu’il est accéléré ».9) Une des particularités du Hip-Hop et des autres styles musicaux lui succédant, concerne cette utilisation de sample comme source. On peut alors retrouver au cours du temps, une sorte de généalogie musicale dans la descendance qu’a entraînée la création de plusieurs chansons. Ainsi comme dans le cas de l’Amen Break, plusieurs autres extraits de chansons comme Funk Drummer de James Brown ou Apache de Incredible Bongo Band vont servir de base de création à des milliers d’autres.
En parallèle de ces pratiques de sampling et de mise en boucle, et pour les besoins des discothèques et des singles douze pouces, d’autres types de remix font leur apparition dans les années 1980. On assiste à ce qu’Eduardo Navas qualifie de remix étendu ou sélectif, comme on l’a identifié dans le chapitre II. a.i.. Le remix étendu consiste à ajouter de longues parties instrumentales à la chanson originale pour pouvoir par la suite plus facilement les faire mixer par un Disc-Jockey. Le remix sélectif consistant, en revanche, à recomposer une nouvelle chanson en partant de l’original, mais dans lesquelles certaines parties instrumentales sont sélectionnées ou découpées.
Ces pratiques subissent de nombreuses évolutions durant les années 1990 et 2000, notamment avec l’apparition d’outils dédiés comme le Mellotron permettant d’enregistrer et d’échantillonner des fragments sonores sur des supports analogiques. Je pourrais retracer un long historique de tous ces dispositifs, mais pour me recentrer sur mon sujet, je préfère à présent, expliciter certaines œuvres de remix sonore utilisant le médium numérique. J’en donnerai plusieurs exemples.
Dans le premier, Let Them Sing for You, Erik Bünger10) permet de transformer en chanson une phrase écrite par un utilisateur dans un formulaire. La particularité de cette conversion est que l’artiste a préalablement catalogué une série de mots extraits de plusieurs paroles de chansons populaires. Il a ensuite inventorié ces mots dans une base de données, en attribuant à chaque mot un équivalent sonore. L’interface proposée par Erik Bünger permet d’associer un extrait sonore à chaque mot écrit par l’utilisateur. Au final, on se retrouve devant un collage de fragments de chansons, des extraits mis bout à bout qui créent une nouvelle chanson selon les paroles de l’utilisateur. Cette œuvre est particulièrement pertinente dans le cadre de l’étude du remix, car elle met en évidence le caractère réflexif de certains remix. En effet, avec chacun des mots extraits des chansons, on a, en plus, en parallèle de chaque mot, la musicalité de la chanson : les instruments jouant dans la chanson au moment où l’interprète énonce cette parole. En choisissant des chansons populaires, Erik Bünger fait appel à notre mémoire collective.
Figure 32. Let Them Sing for You (BUNGER, Erik, 2003)
Il crée une œuvre dans laquelle chaque élément sonore contient une trace de son origine. Une trace qu’il nous est possible de reconnaître en entendant l’intonation de l’interprète et la partie instrumentale présente au moment de l’énonciation. Il nous donne la possibilité de réinterpréter ces éléments, de « jouer » avec pour composer une sorte de « cadavre exquis » sonore.
L’artiste japonais Jun Fujiwara se propose, quant à lui, de créer un outil pour permettre à chacun de s’approprier facilement les sons de la vie quotidienne. Ces extraits sonores sont pris ici comme éléments de base pour créer de la musique. Avec Re : SoundBottle,11) il propose un méta-instrument permettant de « collecter des sons dans une bouteille ».12) Il cache à l’intérieur de cette bouteille opaque un dispositif technique permettant à l’utilisateur d’enregistrer et d’archiver des sons environnants et il propose, dans un environnement calme, de jouer un remix de ses différents sons. L’interaction se fait grâce au bouchon de la bouteille. Lorsque la bouteille est débouchée, le dispositif s’active et un logiciel capture à l’aide d’un microphone intégré les sons environnants. Ces enregistrements sont ensuite stockés et archivés dans une base de données pour permettre leur remixage par la suite. Pour éviter une redondance dans le remix créé, le dispositif se réinitialise à chaque fois que l’on rebouche la bouteille.
Figure 33. Re: Sound Bottle (FUJIWARA, Jun, 2011)
Avec cette œuvre, l’artiste souhaite « établir une nouvelle compréhension des sons que nous écoutons tous les jours »13) . De plus, du fait de cette captation localisée et de cette remise à zéro de l’agencement des différents fragments sonores à chaque fermeture, chaque remix créé « ne peut être vécu qu’une seule fois ».14) Dans la lignée des deux exemples précédents, l’artiste utilise les techniques de numérisation pour proposer à l’utilisateur de manipuler et de s’approprier l’environnement sonore qui l’entoure. Cette malléabilité numérique permet à la fois de nouveaux agencements temporels des sons expérimentés par l’utilisateur ainsi qu’une combinaison infinie des possibilités d’agencement. Sorti du contexte visuel dans lequel il a été enregistré, le fragment sonore prend alors un tout autre sens.
Je soulignerai ici combien le principe de malléabilité est une des caractéristiques principales et nouvelles de la conversion du son au numérique ; cette conversion ayant permis d’automatiser l’analyse des caractéristiques d’un son et de générer une création permettant une réappropriation plus aisée de l’extrait sonore.
On peut citer, par exemple, le programme Echo Nest Remix15), créé spécifiquement dans le but de vulgariser la création de remix sonore de façon semi-automatisée. Echo Nest Remix est produit par la société Echo Nest16). Celle-ci a été fondée en 2005 par deux docteurs en art et science du M.I.T17) dans le but de créer des logiciels permettant d’analyser des compositions musicales. Grâce aux algorithmes qu’ils ont développés, ils peuvent déterminer plusieurs caractéristiques évoluant au cours du temps relatives à la chanson analysée18). La société Echo Nest ainsi que plusieurs autres contributeurs (le code étant open source) ont ensuite créé en 2008 Echo Nest Remix. Ce programme va utiliser les informations extraites de l’analyse d’une chanson pour segmenter et manipuler des fragments de cette chanson. Il est possible, par exemple, de facilement modifier la hauteur ou la durée de chaque fragment, de déplacer et de trier ces fragments en fonction de leurs caractéristiques, etc.
On voit ici qu’en simplifiant l’analyse et la manipulation du média sonore, cette société diminue la difficulté technique nécessaire pour réaliser un remix. Cette simplification passe en grande partie par une automatisation, c’est-à-dire par le fait de dédier à un processus une partie de l’analyse et du tri nécessaire pour faire certains types de remix. L’utilisateur peut alors se concentrer sur son idée et ses possibles dérivés, la quantité de travail pour la réaliser étant fortement diminuée. Cette évolution laissant présager que le niveau d’acculturation numérique des artistes sera de moins en moins un facteur limitant ou encore que les besoins de compétences hybrides évoqués dans le chapitre I.a. seront moins importants.
En résumé, je dirai que le remix sonore pose les grands principes du remix et de son évolution, en lien avec celle de l’art contemporain et avec la révolution numérique, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents (I. et II.). Par exemple, on repère bien ici la gradation du détournement : de simples opérations d’amplification ou de découpe d’une même source, avec ajouts d’effets, à des agencements plus complexes avec, par exemple, la technique du sampling. Ou encore la grande diversité de matériau sonore utilisé. Le rapport entretenu avec la source originelle du remix marque aussi l’importance de la mémoire référentielle dans la création de nombreuses œuvres. De même, la constitution délibérée d’une généalogie d’œuvres articulées autour de la même portion d’ADN originel (le même extrait originel étant réutilisé successivement par de nombreux artistes…) suppose un mouvement artistique interactif et cohérent qui est, sans doute, à mettre en lien avec une communauté active de musiciens et d’amateurs de musique. Ces créations sont, d’ailleurs, souvent reliées avec leurs publics (voir par exemple, les interactions avec les « breakers » générant en retour des propositions attendues).
Enfin, on a vu que l’irruption du numérique et ses nouvelles potentialités en termes de numérisation, de stockage, de manipulation et de réappropriation offrent une malléabilité accrue et favorisent des créations renouvelées, notamment en lien direct avec l’utilisateur. Ainsi, certaines œuvres choisissent de penser prosaïquement le quotidien en rejouant inlassablement à partir de la numérisation de l’environnement sonore du spectateur ; l’enregistrement étant aussi régulièrement réinitialisé afin d’affirmer la fluidité éphémère de notre espace-temps. L’évolution des technologies, notamment les techniques semi-automatisées de création de remix, offre, aussi, de plus en plus de facilités aux créateurs voire aux spectateurs et leur confère une autonomie qui augure d’une forte créativité à venir.
Si l’effervescence des mouvements de remix musicaux a permis d’isoler une réflexion sur le remix sonore, beaucoup de créations, y compris musicale, mixent, bien entendu, son, image, texte voire objet… Mais il n’est pas inutile d’isoler chaque forme de remix pour bien en saisir la portée. Je propose à présent d’envisager une autre forme de remix importante pour la création en général et pour ma création en particulier : le remix visuel.
Article suivant : ii.Le remix visuel
Article précédent : iii.Le remix politique avant et après Internet