Le remix dans les courants artistiques
Bien des courants artistiques peuvent renvoyer aux origines du remix tant le collage ou encore la réappropriation en art est précoce et fécond. Je ferai commencer ma réflexion en 1913. Car c’est à cette époque marquante que Marcel Duchamp conceptualise ses Ready-made lorsqu’il définit le principe de s’approprier un objet manufacturé et de le désigner comme œuvre d’art. On pourrait aussi évoquer, à la même époque, les papiers collés de Picasso. Par cette intention qui consiste à exposer en tant qu’œuvre d’art un objet de consommation courante, l’artiste accroît le champ lexical des arts plastiques avec une nouvelle possibilité conceptuelle, celle d’emprunter, de s’approprier un objet, de le promouvoir « à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste »1). Pour créer ses Ready-Mades, Duchamp effectue des transformations minimes par rapport à l’objet originel qui consiste souvent à simplement apposer sur l’objet sa signature et/ou une inscription en anglais. Il intervient aussi dans l’agencement des objets qu’il s’approprie, en en changeant le sens de disposition ou combinant plusieurs objets en un. Par la recontextualisation d’objet du quotidien en œuvre d’art, il pratique, comme nous l’avons vu précédemment, ce qu’Eduardo Navas définit comme un remix sélectif 2), c’est-à-dire qu’il « ajoute ou soustrait des parties à un objet original, tout en laissant l’aura de l’objet intact »3). En 1917, dans l’œuvre intitulée Fountain, un urinoir exposé à l’envers et sur lequel il a apposé la signature R. Mutt, Marcel Duchamp « prend un urinoir du monde “réel” et en l’insérant dans le monde de l’art, propose un commentaire sur la pratique artistique. Dans ce sens, il pratique littéralement l’acte de couper, défini comme le fait de prélever un échantillon, une partie du monde réel, parce que son commentaire, pour fonctionner, nécessite un objet référentiel, de sorte à faire émerger la contradiction précédemment imposée de l’unicité d’une œuvre d’art »4). Cet acte artistique répond aux préoccupations des artistes modernes du début du siècle qui prônent l’absence de règles. « Avant le geste de Duchamp, l’art n’était pas une entité flottante, il s’incarnait nécessairement dans une catégorie : peinture, sculpture, gravure ; depuis Duchamp et son Ready-Made, il serait susceptible de s’incarner au sens strict dans n’importe quoi. »5)
Je soulignerai que cette démarche conceptuelle d’emprunt, d’appropriation, de recontextualisation est l’une des idées motrices de la plupart des pratiques de remix contemporaines. De plus, cette désormais possible incarnation de l’œuvre d’art dans n’importe quels éléments manufacturés ou trouvés va permettre d’expérimenter le remix sous de nouvelles formes.
Ce parti pris de refuser d’imposer des règles à la création artistique est notamment revendiqué par le mouvement dada, qui vise à « réduire les frontières dressées entre l’art, la littérature, voire les techniques, accumulant tableaux-manifestes, poèmes-manifestes, poèmes simultanés avec accompagnement de bruits, collages, photomontages, etc. » 6) La grande nouveauté de ce mouvement artistique est qu’il fait confiance au hasard, il utilise « l’incohérence » comme base de travail. Le mouvement dada remet aussi en cause la notion d’originalité et prône la liberté absolue en art. Ce mouvement est créé en parallèle à l’avènement des médias dits de masse, la presse illustrée, la radio, le cinéma en tant que phénomène commercial. Les artistes, dits dadaïstes, s’emparent de ces nouveaux médias et les soumettent à la critique. Les images photographiques dans les années 1920 ayant pris une place de plus en plus importante dans la société, des artistes du versant visuel de ce mouvement comme John Heartfield, Hannah Höch ou Raoul Haussman commencent à les utiliser comme matière pour leurs photomontages et découpages/collages. À partir de photos existantes, ils prélèvent certaines parties d’images et les superposent à d’autres pour créer une relation nouvelle entre ces différents éléments, généralement dans le but d’une critique sociale et politique.
On peut aussi relever, dans cette période, en marge du courant dadaïste, des travaux plus complexes. Ceux de l’artiste américain Joseph Cornell, un des pionniers du courant artistique de l’assemblage. À partir des années 1930, il réalise ce qu’il définit comme des shadow boxes faites de matériaux trouvés, soit un mélange de fragments d’images, de jouets, d’objets issus de magasins à souvenir, de brocante. De même, l’artiste dadaïste Kurt Schwitters tente de faire émerger une certaine poésie à partir d’objets banals. Sa pratique consiste à recycler des images ou des objets trouvés, souvent jetés aux ordures.
Figure 22. Merz Picture 46 A. The Skittle Picture (SCHWITTERS, Kurt, 1921)
Ces objets deviennent, par le procédé de juxtaposition effectué par l’artiste, de nouvelles entités qui transcendent leur origine. « L’esthétique des amas » proposée par Schwitters pose un regard critique sur la prolifération et les déchets.
Je retiendrai de cette période que les expérimentations dadaïstes ont permis aux artistes d’expérimenter, à une date précoce, une plus grande liberté de création basée sur le refus des règles établies et sur l’appropriation du contenu d’autrui. Ces contenus peuvent être très variables, aussi différents qu’un objet du quotidien ou un grand média, et être soumis à un début de fragmentation et d’accumulation. La production industrialisée et/ou la médiatisation de ces contenus les rendant pour la première fois, disponibles en grande quantité, et surtout à un coût minime. On peut noter aussi que l’emprunt de ces images dans les collages n’est pas pour l’instant effectué à partir d’autres œuvres d’art identifiables7) et la remise en question du droit d’auteur n’est pour l’instant pas évoquée. Bien au contraire, c’est la signature de l’auteur, l’artiste comme Duchamp, et/ou le contexte d’exposition (le musée, la galerie, par exemple) qui fait œuvre. Enfin, la critique sociale et politique est souvent le but de ces créations. Je reprendrai cet aspect dans le chapitre sur le remix politique.
Par la suite, dans les années 1950, dans la suite des expérimentations de Tristan Tzara8), Brion Gysin et William Burroughs expérimentent la création littéraire issue du hasard avec la technique qu’ils dénomment cut-up. En découpant et sélectionnant au hasard des phrases d’un livre pour ensuite les disposer dans un ordre nouveau, ils tentent de révéler comme dans la pratique du dadaïsme un sens caché à partir de « l’incohérence ». Dans cette même idée de découpage et de sélection apparaît un groupe d’artistes visuels dénommés les affichistes, groupe dans lequel figurent notamment Jacques de la Villeglé, Mimmo Rotella et Raymond Hains. Leur pratique se base sur la « récolte » d’affiches déchirées dans la rue. Ces fragments d’affiches sont ensuite soit directement exposés tels quels, soit présentés après un travail de recadrage et de recomposition. On relèvera que les principes de sélection, de prélèvement et de collection sont comparables à ceux des pratiques des années 1920 de Hannah Höch et John Heartfield, mis à part le fait que l’artiste ici donne une part prépondérante au hasard en ne déterminant pas à l’avance quelles images pour quel projet (pour mémoire, le projet était à visée politique pour Höch et Heartfield). Cette idée est bien mise en avant par Jacques Villeglé pour qui l’acte de lacération de strates d’affiches permet d’obtenir une « absence de préméditation, de toute idée préconçue »9). Cette non-préméditation « devait devenir, non seulement pour [lui], mais universellement, une inépuisable source d’art, d’un art digne des musées »10). L’artiste est pour lui un « lacérateur anonyme » qui incarne la figure du collecteur, du collectionneur et du sélecteur et qui prend le pas sur la figure de l’artiste.
Figure 23. 14 juillet, décembre (DE LA VILLEGLE, Jacques, 1960)
La question du cadrage est aussi une des caractéristiques des affichistes, pour Villeglé « le prélèvement est le parallèle du cadrage du photographe ». Une autre caractéristique du travail de Villeglé est que la lacération des différentes strates d’affiches déchirées permet de faire cohabiter plusieurs temporalités (du fait que les affiches ont été accumulées au cours du temps sur les panneaux publicitaires), et de rendre visible une mémoire collective fragmentée. Je retiendrai que, dans leur démarche, les « affichistes » accentuent le principe de création par accident, en utilisant le hasard et le cadrage dans la suite des dadaïstes et des surréalistes, mais s’éloignant du coup de leurs intentions fortement critiques. Ce principe de l’accident comme source de création va être par la suite très prégnant dans les œuvres de remix numérique, comme nous le verrons plus tard. De la même façon, la cohabitation de plusieurs temporalités, - confrontation d’éléments normalement isolés les uns des autres -, est une composante prégnante du remix et l’on va retrouver ce principe dans de nombreuses œuvres que j’ai réalisées à partir de flux d’information ou de film, comme nous le verrons dans la partie III.
Les années 1950 sont aussi marquées par l’artiste néo dadaïste Robert Rauschenberg qui considère que la peinture n’est qu’un matériau parmi d’autres, inséré dans une vaste entreprise de collage. Il ne s’agit plus d’associer des objets, des textures et des couleurs pour prolonger ou faire éclater « le représenté », mais de contester sa structure même. Il développe le principe de « Combine Paintings » en 1954, où il agrège des objets trouvés dans la rue et des fragments de peinture. « Entre peinture et sculpture, le plus souvent très colorées et rigoureusement structurées dans l’espace, les Combine accueillent tout un monde d’objets hétéroclites, le plus souvent trouvés, comme des animaux empaillés […] ou des objets liés à la vie quotidienne - kilt ou oreiller […], horloges, photos, miroirs […], postes de radio, images tirées d’un magazine ou encore bouteilles de Coca Cola. »11) Dans sa volonté d’étendre les marges de manœuvre de sa création, Robert Rauchenberg s’approprie tous les procédés et tous les supports possibles : « peinture, photographie (les siennes et celles des autres), sérigraphie, papier, soie, toile, acier inoxydable, céramique ainsi que toutes les images, celles de l’histoire du monde contemporain comme celles de l’histoire de l’art, sans compter tous les objets possibles. »12). Il porte un regard critique en analysant l’image, en la morcelant, en la confrontant par le principe de transparence, en la réduisant à une superposition de couches mobiles qui peu à peu s’effacent.
Figure 24. Small Rebus (RAUSCHENBERG, Robert, 1956)
Il emploie notamment le procédé de la sérigraphie et de la décalcomanie au trichloréthylène pour « incorporer » des images issues de l’actualité contemporaine sur des toiles. Ce qui est intéressant dans l’œuvre de Rauchenberg, c’est le changement de support, la transformation, la translation d’une information d’un support à un autre qu’il opère pour amalgamer plusieurs éléments disparates.
En lien avec cette idée de transposition d’objets du quotidien et de consommation dans le champ artistique, un nouveau courant artistique, le Pop-art,13) émerge dans un premier temps en Angleterre, puis aux États-Unis au début des années 1960. Il s’agit pour ces artistes d’utiliser des images issues de la télévision, du cinéma, de la publicité telle quelle, sans qu’elles aient en apparence subi de transformation par rapport à leur origine. L’artiste Richard Hamilton définit le Pop-art de la sorte : « Populaire, éphémère, jetable, bon marché, produit en masse, spirituel, sexy, plein d’astuces, fascinant et qui rapporte gros »14). « Dans cette perspective, l’artiste doit intégrer l’imagerie pop dans son art, la commenter, l’analyser, utiliser son énergie plutôt que de la mépriser - sans pour autant accepter béatement capitalisme et consumérisme. »15).
Il réalise, en 1956, à partir de cette définition « Just what Is it that Makes Today’s Homes so Different, so Appealing ? »16).
Figure 25. Just what Is it that Makes Today’s Homes so Different, so Appealing?
(HAMILTON, Richard, 1956)
Cette œuvre de collage et est « considérée comme l’œuvre fondatrice du Pop-Art »17). À la différence des précédentes œuvres de collage des années 1920, Hamilton veut créer par « l’association des “métaphores ready-made” appelant un commentaire sur l’idéologie de la consommation »18). Grâce à cette juxtaposition d’images extraites de magazines et de publicités, il façonne une vision ironique de la société de consommation dans laquelle il évolue, une société dans laquelle le progrès est censé améliorer notre quotidien.
Il n’est pas inutile de remarquer qu’à cette période, naît aussi en France, l’Internationale situationniste, courant de pensée initié par Guy Debord, au début des années 1960. À la fois politique et artistique, l’Internationale situationniste prône le principe de détournement et le systématise. Ce mouvement « envisage(ait) le détournement comme l’une des méthodes les plus efficaces pour torpiller le “spectacle” et créer une situation nouvelle. Utilisé surtout initialement dans le domaine esthétique, il fut élargi à la production théorique et à l’action politique, jusqu’à devenir la marque distinctive de tout le mouvement »19). L’International situationniste prône de « piller » dans les œuvres du passé pour aller de l’avant. On retrouve ici l’idée de la transgression du droit d’auteur souvent associée au remix développée dans le chapitre I. Je reviendrai sur ce courant en donnant l’exemple d’un film détourné par les situationnistes dans le chapitre suivant consacré aux pratiques du remix ayant des visées politiques.
Dans les années 1960-70, un autre artiste majeur de ce mouvement, Andy Warhol va, lui, prendre position d’une autre façon. Comme les autres artistes du Pop-Art, il s’approprie, pour ensuite les réutiliser, des images et des objets de la société de consommation et des photographies issues de la culture populaire. Mais, à la différence d’Hamilton ou de Rauchenberg, il produit ensuite des dizaines de copies de sa réinterprétation. Il prend donc résolument le parti de créer des œuvres en série, reproductibles non seulement à l’identique, mais aussi en quantité phénoménale. Ainsi il marque une des caractéristiques à retenir du Pop-Art vu comme « la fin du geste artistique au profit du mécanisme, de la reproductibilité technique et de la taylorisation de la peinture »20).
Ce faisant, Andy Warhol rend encore plus évident que « la reproductibilité et la multiplicité des couches médiatiques, sous lesquelles l’œuvre s’enfonce de plus en plus, annoncent l’un des postulats essentiels du postmodernisme : la crise de l’originalité. Cette crise de l’originalité stigmatise la dissolution de l’œuvre originale dans le flux de ses reproductions et de ses médiations technologiques. »21) La reproduction et la dissolution de l’œuvre originale renvoient aussi dans le cas des œuvres d’Andy Warhol, à la problématique de la perte de l’aura de l’œuvre, aujourd’hui encore au cœur des réflexions sur l’art contemporain en général et sur le remix en particulier. Je retiendrai surtout que les œuvres d’Andy Warhol marquent, encore plus que ses prédécesseurs, une des crises majeures du monde de l’art, la crise de l’auctorialité. L’auctorialité faisant référence au « statut de l’auteur, le lien qu’il entretient avec sa production ou encore l’autorité qu’il possède sur celle-ci. »22). Comme le signale Frédérique Entrialgo, « le Pop-Art ne s’interroge(ait) pas seulement sur l’iconographie commerciale ou sur la vie médiatique contemporaine, mais opère(ait) un renversement des relations entre l’original et la copie »23). Or Andy Warhol pratique non seulement la série et la quantité, mais il pratique la délégation « en faisant réaliser la plupart de ses travaux par des assistants de sa “factory”. »24) Ce qui perturbe considérablement le repérage du statut de l’auteur et pose, de façon précoce, la question des collaborations techniques imposées par l’art numérique du fait de la nécessité de compétences hybrides que j’ai abordée au chapitre I.25) Enfin, j’insisterai sur une autre des particularités de son œuvre qui est d’assumer totalement le but commercial de sa pratique. Il signifie particulièrement ainsi la rupture initiée depuis le début du siècle avec la « conception romantique d’un art affranchi de la sphère du marché et de la production et d’un artiste à la marge de la société, pauvre et maudit, héros et martyr (…) ; la pauvreté devenant même la condition sine qua non de la vraie création »26).
Dans la suite d’Andy Warhol27), d’autres artistes s’interrogent sur la reproductibilité et la question de l’originalité et de l’auctorialité de l’œuvre. Mais ici, ils se confrontent directement au monde de l’art. Notamment, l’artiste Elaine Sturtevant propose, dans les années 1960 - 1970, d’explorer le concept de répétition en copiant à l’identique des œuvres d’artistes qui lui sont contemporains. Elle va jusqu’à dupliquer le geste et les techniques employés par ces artistes reproduisant ainsi non seulement l’image, mais aussi la pratique artistique. Elle remet en question donc elle aussi l’idée d’originalité d’une œuvre artistique, mais ici en « s’attribuant » au sens fort son contenu et son procédé.
Par son travail et sa démarche mimétique,28) elle est considérée comme l’inspiratrice d’un nouveau mouvement américain qui émerge à la fin des années 1970 : l’Appropriationnisme. Pour Sturtevant, cette démarche est censée « provoquer l’étonnement du “regardeur”, une réaction d’ordre esthétique et cognitif pour ainsi dire - qui rappelle, sans que Sturtevant ne s’y réfère jamais, les réflexions de Nelson Goodman puis d’Arthur Danto sur le moment où la perception de l’œuvre s’infléchit au contact de l’information donnée sur son statut »29). On retrouve dans ce courant des artistes comme Sherrie Levine. Elle propose, dans la lignée du travail de Sturtevant, de s’approprier aussi des œuvres d’art qui sont reconnues comme emblématiques du XXe siècle. Mais elle choisit de les présenter dans un nouveau contexte de réception qui contamine la lecture de l’image et provoque sa réévaluation critique. Dans l’exemple le plus connu After Walker Evans, elle photographie les clichés de ce photographe (Walker Evans) et les déplace et les expose sans modification dans une galerie d’art new-yorkaise. Ceci conduit à envisager autrement les notions de création, de paternité et d’authenticité d’une œuvre d’art.
Toujours dans les années 1980, on peut noter un glissement dans le choix des images. Quand l’artiste appropriationniste Richard Prince décide de re-photographier une publicité, il ne se focalise plus ni sur une œuvre ni sur un artiste identifié. Ainsi il peut potentiellement s’emparer d’une infinité d’images.
Figure 26. Untitled (Cowboy), (PRINCE, Richard, 1989)
Dans la série Cow boy, il reproduit une image publicitaire représentant un cow-boy à cheval, figure stéréotypée de la masculinité étayant la promotion d’une marque de cigarette. Ce faisant, il déplace aussi la notion d’auteur, mais cette fois-ci, en reprenant position, en signalant et accentuant les désordres ou les dynamiques du monde.
On retiendra ici que l’artiste du courant appropriationniste se distingue par le fait qu’il ne réalise aucune transformation des matériaux visuels utilisés pour sa création. Il intervient en déplaçant la lecture et les conditions de réception et d’interprétation de l’œuvre. Dans le cas de la posture de Richard Prince, le potentiel d’images sources est infini. Enfin, ce mouvement met en tension :
- « la négation de l’artiste » (l’œuvre d’art simplement dupliquée et recontextualisée sans autre intention que de poser la question de l’authenticité et de la paternité)
- et « l’affirmation de l’artiste » (l’œuvre d’art issue de la duplication d’image commune, mais conçue comme une intention sociocritique).
À ce stade-là de ma présentation, je remarquerai que la difficulté de rédaction de ce chapitre réside dans la sélection qui est à opérer parmi une multitude d’artistes tous plus intéressants les uns que les autres30). J’ai tenté par les exemples précédents d’illustrer une diversité et de souligner de grandes tendances. Je prendrai à présent, comme dernier exemple, une pratique extrême de détournement liée à l’art vidéo, dans la mesure où l’art visuel et cette pratique en particulier a un fort rapport à mon travail.
Tout commence en 1936. L’artiste Joseph Cornell déjà cité précédemment pour sa participation au courant dada invente la pratique du found footage31). Il réalise un court métrage intitulé Rose Hobart, un nouveau montage surréaliste de 19 minutes extrait d’un film de 1931 East of Borneo qu’il a coupé et réédité pour garder uniquement les passages avec l’actrice principale du film, Rose Hobart. Cette méthode dite de found footage se résume ainsi à créer des films à partir d’autres films existants. Par un recyclage et un nouveau montage de pellicules impressionnées, ces artistes font émerger de nouvelles significations. Ce mouvement va s’imposer avec la démocratisation du support vidéo à partir des années 1960, mais surtout dans les années 1980-1990. Une sous-catégorie majeure du « found footage » est le détournement. À partir d’un film original, un nouveau doublage sonore est ajouté et change le sens du film. Ce détournement peut aussi se pratiquer à partir de plusieurs films contenant les mêmes acteurs dans des rôles différents. C’est le cas, dans les années 1990, de l’œuvre Le Grand détournement : La Classe américaine de Michel Hazanavicius. Sous le prétexte de réaliser un documentaire, le réalisateur a accès au catalogue de films de la Warner Bros Company. Il s’emploie alors à sélectionner plusieurs extraits de films pour ensuite par le montage et le doublage créer une histoire humoristique cohérente où cohabitent plusieurs genres scénaristiques normalement séparés (films de suspens, films de western, films de comédie).
Dans Dial H-I-S-T-O-R-Y, le réalisateur et artiste Johan Grimonprez propose « en juxtaposant des séquences d’informations télévisées, des reportages et des archives sur des événements de piraterie de l’air (hijacking) de ces 40 dernières années […], à la fois, de montrer une évolution de la télévision au travers d’un événement spécifique qui est le terrorisme international et de démontrer la manipulation et la recontextualisation des images et des informations des chaînes de télévision multinationales, tout en portant un regard critique vis-à-vis de la construction et de la transformation de l’histoire, d’une histoire en train de se faire, d’une permanente ré-actualité. »32) On voit, dans ces deux exemples, que la réutilisation de contenus audiovisuels déjà existants et leur juxtaposition par le montage permettent une recontextualisation scénaristique, soit dans une intention humoristique soit dans une démarche documentaristique. Comme on le verra dans le chapitre sur le remix politique, la réutilisation d’extraits de vidéos, soit similaires, soit disparates, permet aux auteurs de ces montages de dégager par la confrontation et l’accumulation, un propos souvent éloigné des films ou extraits d’origines.
Le found footage a aussi son pendant expérimental. Les extraits, - fragments échantillonnés -, sont utilisés non plus dans l’idée de faire émerger une nouvelle interprétation par un nouveau montage, mais plutôt dans l’idée de les considérer uniquement comme des matériaux bruts, accumulés sans intention scénaristique. Wilhelm Hein dans Material Film33) compose ainsi un film expérimental par l’accumulation des parties terminales des pellicules de film (ces parties constituant normalement les à-côtés techniques nécessaires à la réalisation d’un film, ces éléments des coulisses du film étant coupés au montage). Il recycle ces « rebuts » qui « apparaissent comme des productions involontaires, voire inconscientes, d’un processus d’élaboration qui repose sur les spécificités technologiques du médium (développement, tirage, dégradation, etc.). La place laissée à l’intervention de l’artiste s’efface au profit d’une révélation de la matière filmique elle-même. »34)
Figure 27. Material Film, (HEIN, Wilhelm, 1976)
On le voit donc, dès les années 1960, Wilhelm Hein fait de l’acte du recyclage de film une pratique artistique qui s’éloigne radicalement du sens de l’œuvre originelle.
Dans les années 1990, d’autres artistes comme Martin Arnold mettent à l’épreuve les found footage. Ses œuvres nous confrontent à des extraits de films hollywoodiens des années 1940. À la différence d’autres artistes vus précédemment, il se focalise sur un seul et même passage cinématographique pour chacune de ses œuvres. Par un nouveau montage et en jouant sur le principe de répétition, il tente de faire émerger l’idéologie qui se cache derrière ces films et il traque et cible les stéréotypes. Pour lui, le « cinéma d’Hollywood est un cinéma d’exclusion, de raccourci et de rejet, un cinéma de refoulement. Il y a toujours autre chose derrière ce qui nous est montré, qui n’est pas représenté. Et c’est précisément cela qui est le plus intéressant à prendre en compte. »35) Par un procédé mécanique de copie de pellicule filmique, il découpe des séquences, les duplique, les étend, les raccourcit et les diffuse, de manière itérative, des dizaines de fois, en avant et en arrière et en faisant varier leur durée. Par ce va-et-vient incessant imposé par le montage, la bande sonore s’en trouve réduite elle aussi à une séquence rythmique où chaque bruitage et chaque parole se trouvent découpés et répétés de manière empirique. Pour son œuvre Passage à l’acte36), il utilise plusieurs secondes extraites d’une séquence du film Du silence et des ombres…37) . « Arnold démonte ce scénario quotidien en brisant sa continuité originale. Il s’attarde sur les bruits de tôle, laisse les mouvements bizarres des acteurs en suspens. Le message supprimé, perdu, profondément ancré derrière cette idylle de famille s’appelle la guerre. »38) Pas besoin pour lui d’accumuler plusieurs sources ou séquences différentes, c’est en retravaillant une même scène par un nouveau montage méthodique, où les plans s’enchaînent de manière effrénée, qu’il parvient à changer la narration et les relations entre les personnages. On peut qualifier ses œuvres comme faisant partie de la catégorie des remix sélectifs du fait qu’il ne cherche pas à mélanger les sources, mais utilise la répétition d’une même scène des dizaines de fois pour rendre visible la relation indicible qui existe entre les protagonistes.
Figure 28. Passage à l’acte, (ARNOLD, Martin, 1993)
Tous ces exemples illustrent le foisonnement et la diversité des pratiques de remix qui ont marqué le champ artistique du siècle dernier. Ils permettent de saisir le contexte des pratiques actuelles et celui des filiations ou des tendances que je synthétiserai dans ma partie III. J’arrête cette mise en perspective chronologique aux années 1990 dans la mesure où cette époque marque la démocratisation d’Internet. Étant donnée l’inscription majoritaire d’une partie de mon travail dans l’art « par et pour » et « sur » le réseau, j’ai choisi de m’étendre plus particulièrement sur les périodes contemporaines en lien avec Internet et je renverrai donc le lecteur vers le chapitre sur les pratiques artistiques induites par le médium numérique et par Internet en particulier (I.c.i) ; ainsi que sur le chapitre sur les différentes formes du remix (II.b) qui reprend nombre d’exemples de remix plus contemporains.
Mais avant de clore cette approche historique, je regarderai une dernière fois, ces années révolues pour souligner une particularité corollaire à la création de remix : la fonction de pérennisation des traces d’une époque. On peut, en effet, constater que la plupart de ces artistes prennent comme base de leur remix des contenus qui leur sont contemporains. Ceci a une double conséquence. En utilisant principalement des images et des vidéos créées par d’autres auteurs de leur époque, ils font référence à leur propre environnement culturel. Cela a pour première conséquence d’accentuer le phénomène de réflexivité de leurs œuvres par rapport aux spectateurs qui leur sont contemporains. La deuxième conséquence est que, dans le futur, ces œuvres vont être interprétées par les publics a posteriori de leur époque de création et qu’elles livrent alors les traces indélébiles et télescopées d’une esthétique, d’un environnement et d’une culture révolue. Le plus intéressant étant sans doute le fait que ces fragments venus du passé sont ainsi curieusement conservés dans le temps par un effet de sélection, de répétition et d’exposition, alors que les œuvres dont elles sont issues sont souvent, depuis longtemps, tombées dans l’oubli. Le remix agit ainsi de façon singulière, comme un révélateur du présent ou du passé pour ses publics actuels ou à venir.
Pour finir, je retiendrai que ce chapitre a mis en évidence que la plupart des artistes cités sont au cœur de la période postmoderne dont j’ai déjà parlé (I.i) et qu’ils sont caractérisés par une remise en cause radicale, que cela concerne les médias de masse, l’industrie cinématographique, la société de la consommation… ou l’art. Le remix, art du détournement et de la transformation, sert ainsi souvent une intention forte, celle d’artistes positionnés, engagés au cœur des mouvements sociétaux de leur temps. Cela me permet de rappeler que l’art est souvent indissociable du contexte sociopolitique. Et pour bien comprendre le remix artistique, il importe d’analyser aussi comment s’exprime le remix politique. J’examinerai donc comment se situe le remix politique avant et après Internet dans le chapitre suivant.
Article suivant : iii.Le remix politique avant et après Internet
Article précédent : i.Les définitions du remix artistique, premier repérage