Les définitions du remix artistique, premier repérage
Le remix signifie au sens strict « le fait de prendre des artéfacts culturels et de les combiner et de les manipuler de telle façon à créer des mélanges créatifs »1). Ce constant travail de remaniement et de re-création caractérise le remix tout en l’inscrivant intrinsèquement dans une pratique sociétale, culturelle et artistique. Ce chapitre vise à contextualiser les pratiques de remix, plus particulièrement à retracer l’histoire de leur inscription dans les courants artistiques et politiques, les deux étant souvent liés. Mais auparavant, il n’est pas inutile pour la compréhension de ce paysage culturel de situer l’esprit du remix et de proposer une catégorisation des types de remix artistiques. Je reviendrai dans des chapitres spécifiques sur les tendances fortes qui caractérisent le remix artistique. Mais il me semble important d’introduire ce chapitre sur le remix par une réflexion sur « l’originalité de l’œuvre », fortement questionnée dans le travail d’extrême « mixage » du remix. Je partirai du postulat que l’originalité dans le domaine des arts plastiques est une caractéristique souvent revendiquée, mais extrêmement difficile à déterminer. Plus généralement, on peut constater que, de manière anthropologique, dans l’histoire de l’évolution humaine, notre capacité de survie et de développement est en grande partie basée sur notre aptitude à imiter des pratiques et des coutumes d’autres contemporains ou ancêtres. Cette faculté d’imitation est une des bases de l’apprentissage et de la transmission du savoir. Et c’est généralement à partir de ce socle commun que vont se baser à la fois la pérennité des cultures, mais aussi l’apparition des innovations futures. Ainsi, ce que l’on appelle des découvertes n’est le plus souvent que des prolongements ou des dérivés d’une idée préétablie et très contrainte par les codes et lectures culturels en cours. En lieu et place d’originalité, on assiste plus généralement à une répétition et à une réitération d’un même concept ayant subi une variation plus ou moins importante de son contenu et de sa forme. Cette pérennité sous-jacente construit aussi tout un système de reconnaissance culturelle qui fonde les groupes et les époques. Il n’est donc pas inutile de rappeler, comme André Gunthert, que « L’appropriation est le ressort fondamental sur lequel repose l’assimilation de toute culture, formée par l’ensemble des pratiques et des biens reconnus par un groupe comme constitutif de son identité. Elle fournit, depuis des temps immémoriaux, la clé de la vitalité des cultures, leur mécanisme de reproduction ».2) Et si l’artiste est souvent convoqué dans un étroit espace de liberté et de détournement, Rosalind Krauss souligne avec justesse que « le concept d’originalité dans la période moderne de l’art est un mythe, c’est la répudiation ou la dilution du passé »3). Le lecteur comprendra tout l’intérêt de ce rappel dans le cadre d’une réflexion sur l’histoire du remix intégrée à une histoire de l’art consciente du caractère intégratif de toute pratique artistique. Car, comme l’explique Julia d’Artemare, « L’histoire de l’art est parsemée de gestes de reprise, de citations, de réinterprétations et la création, loin d’être un geste définitif, intègre ça revisite comme faisant pleinement partie du processus. Tout comme une langue vivante est, par définition, déformée et détournée au fil des siècles pour perdurer ».4) Je considère donc que le remix s’affirme aussi, de façon plus profonde, comme une langue vivante, remaniant sans cesse différents alphabets, éléments culturels du « passé - présent » et éléments émergents des nouvelles cultures en devenir. Et c’est ainsi que j’envisagerai les traces de l’inscription du remix décryptée dans les différents courants artistiques et politiques que je passerai en revue dans le chapitre II.a.ii et II.a.iii. Mais pour bien suivre l’histoire passée et à venir du remix, je propose d’abord de repérer quelle typologie des remix artistiques opèrent et selon quels critères ? Ce repérage sera aussi utile d’un point de vue méthodologique, car la construction d’un cadre typologique d’analyse des œuvres de remix est essentielle pour ma recherche. Je prendrai comme première piste de cadrage typologique le fait que la définition du remix dépend du médium utilisé. Dans son sens le plus commun, le remix consiste, en effet, à combiner et éditer du matériel existant (des mélodies, des vidéos, des objets, des vêtements, etc.) pour produire quelque chose de nouveau. Mais il est intéressant de noter que le remix apparaît chaque fois qu’un nouveau médium est popularisé au point de faire partie du quotidien, chaque fois que sa « nouveauté » a disparu, chaque fois qu’il est intégré pleinement au code culturel au point d’en devenir usuel. Le cadrage peut donc être également culturel et temporel. Le remix artistique numérique n’échappe pas à cette règle. On a vu dans le chapitre I. que l’évolution des coûts de production et de diffusion et la généralisation des médias numériques et leur diffusion par l’intermédiaire du Web ont engendré et daté une forte culture numérique et leur réappropriation massive par de nombreux auteurs et plasticiens. Le remix numérique est ainsi le témoin du désir irrépressible des artistes à jouer et déjouer le monde (et les cultures) qui les entoure, mais aussi le signe de l’intégration sociétale des médias numériques.
Si le type et la maturité culturelle du médium structurent ainsi la définition du remix, plusieurs auteurs se sont essayés à une classification des remix. Je ferai essentiellement référence à Eduardo Navas qui nous propose plusieurs catégories, la première empruntant au monde musical son premier modèle. Car pour lui, « le remix artistique est un phénomène culturel qui, à la base, s’applique au médium sonore, et plus particulièrement à la musique. »5) Cette définition de réinterprétation musicale pouvant aussi s’appliquer par extension à d’autres médias. Dans la mesure où mon travail se focalise surtout sur les pratiques de remix numériques issues du détournement de flux vidéo existants (émissions télévisuelles, vidéos, films), je me limiterai aux types de remix les plus concernés : le remix sélectif, le remix étendu, le remix réflexif et le remix régénératif.
– Le remix sélectif et le remix étendu Pour comprendre ces deux types de remix, il me faut faire un détour par l’histoire. Sans vouloir déflorer mon prochain chapitre sur le remix sonore, je noterai qu’une des premières formes contemporaines6) de remix apparaît dans le milieu musical, à la fin des années 1960. L’ingénieur du son jamaïcain King Tubby invente alors un nouveau style musical, le « Dub », un dérivé de la musique « Reggae » qui consiste à supprimer les voix et à accentuer les basses et la batterie de façon à obtenir une nouvelle version d’une chanson déjà existante. Cette transformation, dans un premier temps conçue pour récréer une version instrumentale, va évoluer par l’ajout d’effets sonores plus complexes. C’est grâce à cette version instrumentale que vont ensuite apparaître des versions alternatives de chanson, dans lesquelles certaines parties instrumentales sont sélectionnées, allongées ou découpées. On assiste à ce qu’Eduardo Navas qualifie de « remix sélectif ». Il parle aussi de « remix étendu » lors de l’ajout de longues parties instrumentales à la chanson originale destinée par la suite à être plus facilement mixée par un disc-jockey. Je retiendrai que cette première forme de remix, dit « sélectif », définit, de façon simple et évidente, le principe du remix et celui de son attachement à l’œuvre originelle puisqu’il s’agit d’« ajouter ou soustraire du contenu de l’œuvre originale (…) tout en gardant “l’essence” originelle de l’œuvre intacte »7). Comme je l’ai déjà évoqué dans la partie sur le droit d’auteur, cette notion d’essence originelle d’Eduardo Navas est particulièrement intéressante. D’une part, elle définit le fait que, malgré les modifications apportées au contenu original, ce type de remix est perçu plutôt comme une nouvelle version d’une même œuvre. Et d’autre part, la question centrale de l’identification du remix sera justement associée à celle de la distance avec l’œuvre de départ.
– Le remix réflexif
Le remix, dit « réflexif », défini par Eduardo Navas, accentue ce principe de transformation. Il se base sur la pratique de l’échantillonnage ou sampling en anglais. Cela désigne le fait de sélectionner une partie, un fragment dans un ensemble et ensuite de le recomposer et le confronter à d’autres fragments dans une configuration complexe totalement nouvelle. Dans ce type de remix, l’artiste considère chaque fragment comme une part de matière autonome avec laquelle il va pouvoir composer sans se soucier de l’œuvre originelle. Un remix dit réflexif « allégorise et étend l’esthétique de l’échantillonnage (sampling)… » Ce faisant, « la version remixée rentre en conflit avec l’aura8) de l’œuvre originelle et réclame sa propre autonomie »9). Cependant, il importe de préciser que pour Navas, « sans trace de son histoire, le remix ne peut pas être un remix »10). Si l’on suit la définition de Navas, le remix réflexif a donc toujours quelque chose à voir avec l’œuvre originelle. Il porte en lui sa source de validation autoréflexive. Mais d’autres auteurs comme Jamie O’Neil sont plus nuancés concernant la trace de l’histoire du remix. Quoi qu’il en soit, ce degré de distanciation avec l’original sera aussi un élément guide pour mon analyse ultérieure. J’ouvrirai ce débat après avoir situé le quatrième type de remix catégorisé par Navas, le remix régénératif.
– Le remix régénératif
Le remix régénératif est le dernier type de remix théorisé par Eduardo Navas. Il est selon lui « spécifique aux nouveaux médias et la culture en réseau. »11) Comme les autres remix définis par Navas, il rend visible l’origine des sources dont il tire son contenu, mais il n’utilise pas nécessairement la technique de l’échantillonnage qui lui permettrait d’être qualifié de remix en tant que forme culturelle. […] La validation du remix régénératif réside dans sa fonctionnalité. »12) En effet, avec l’évolution des technologies de gestion de contenu sur Internet et plus particulièrement sur le Web, l’évolution vers un Web 2.0, transforme l’usage et la mobilité du contenu présent sur le Web selon Dale Dougherty et Tim Oreilly13). On a vu que le Web 2.0 est une évolution des possibilités de publications et d’interaction de contenu sur le Web. L’autre caractéristique est la création de réseaux sociaux qui permettent aux utilisateurs de se réapproprier et de partager facilement du contenu venant d’autres sites. En effet, les développeurs Web ont introduit grâce à un nouveau protocole de publication de contenu, la possibilité de l’exporter facilement pour l’afficher dans d’autres contextes14) ; notamment par la syndication. Certains sites utilisent ce principe pour réaliser un agrégat d’informations provenant de différentes sources. Ces sources étant créées et actualisées de manière externe au site qui les additionne, on assiste à un remix qualifié par Navas de régénératif, car il se modifie en permanence.
Si Navas nous offre un cadre utile pour catégoriser le remix, sa définition du remix m’impose d’entrer dans le débat important. En effet, pour Navas, on a vu que la connaissance historique de l’original ayant servi à faire un remix est une condition sine qua non pour pouvoir le qualifier ainsi. Ainsi, « qu’importe la forme que le remix prend, il est toujours allégorique, ce qui veut dire que l’objet de contemplation dépend de la reconnaissance d’un code culturel préexistant. On attend du public qu’il reconnaisse à travers l’objet une trace de son histoire ».15) En fonction de son degré de transformation par rapport à « l’original », il est plus ou moins facile de reconnaître la source. Et, selon Navas, cette trace de l’origine est nécessaire pour qualifier une œuvre de remix. Ce qui invite d’ailleurs le remix à une nécessaire transgression du droit d’auteur comme nous l’avons vu au chapitre I. À l’inverse, pour des auteurs comme Jamie O’Neil16), le « remix dénie le concept même de l’originalité. Dans le remix, “l’original” est impossible, parce que le monde dans lequel nous évoluons est une copie de copie, un endroit que nous avons perdu de vue, où nous avons perdu l’espoir de rencontrer l’original. »17) Pour lui, « l’esthétique du remix n’a pas besoin d’une connaissance précise des originaux, mais d’une conception plus complexe d’une histoire qui cherche continuellement à se réinterpréter elle-même. »18) La question est donc de savoir si le remix doit garder la trace de son matériau source, ou s’il peut s’en affranchir ? Ces questions contradictoires sont très actuelles et elles émergent aussi directement de ma pratique. Je choisirai de me situer ici dans un entre-deux. Je postulerai d’abord que Navas a raison de dire que la reconnaissance d’un code culturel préexistant est nécessaire pour apprécier un remix. On le verra, dans le chapitre consacré au remix dans les courants artistiques, la plupart des artistes utilisent des matériaux contemporains : média, œuvres d’art, objets usuels, etc. Et cette appropriation, consciente ou non, donne une plus grande accessibilité aux œuvres, les spectateurs reconnaissant plus facilement les traces de l’histoire des œuvres. Je suivrai aussi Navas, en relation avec certaines questions soulevées par ma pratique. Car il me semble que, le remix qui garde une traçabilité permet, par son caractère allégorique, d’interroger plus efficacement la société. Par exemple, quand l’intention de l’artiste cherche à mettre à l’épreuve le droit d’auteur, les médias, les situations politiques ou même les traditions artistiques, la reconnaissance des sources lui donne une plus grande efficience. Mais j’affirmerai, comme O’Neil, que cela n’empêche pas aussi l’artiste de remix de pousser à l’extrême son processus de transformation. Ceci est particulièrement vrai dans le remix numérique parce que cette « “machine à effet feedback”[…], cet ordinateur […] va rétro-agir sur l’imagination de l’artiste […] [et ouvre] à celle-ci des possibilités insoupçonnées au départ par l’artiste lui-même. »19) Beaucoup d’œuvres intéressantes s’éloignent ainsi de la source au point que sa dissolution totale rend caduque la notion de plagiat et que le sens de l’œuvre s’appuie sur une aura totalement nouvelle. Plusieurs de mes œuvres en témoignent et je ne ressens pas en tant qu’artiste une rupture dans mon travail entre les œuvres « reconnaissables » et les œuvres « sans origine visible ». D’autres artistes en témoignent aussi en liant cette transformation extrême à l’arrivée du numérique qui donne soudain à l’artiste de remix des possibilités à la fois immenses et très nouvelles. Mais ceci ne doit sans doute pas conduire à repérer des formes de « remix » partout. Comme le dit l’artiste Brad Troemel : « tout ne peut pas être présenté comme un remix de quelque chose d’autre du fait de l’existence d’anomalies historiques, d’événements qui s’écartent de la trajectoire supposée et qui mettent au-devant de la scène un nouveau jeu de possibilités. »20). Je retiendrai donc ici la tension entre deux acceptations opposées du remix : le remix délimité par la reconnaissance de son matériau source ou bien le remix transformé à l’extrême (voire mis en abyme quand la source est elle-même déjà un remix). J’en accepterai la double existence possible, en lien avec l’intention de l’artiste et le processus de création. Et cette tension me servira de guide pour parfaire ma catégorisation des œuvres de remix. Quoi qu’il en soit, le remix reste une affaire de détournement, de transformation, d’accumulation et de réflexivité. Mais il sert aussi et surtout une intention, celle d’artistes, mais aussi de militants politiques et de communicants. Une intention qui situe aussi potentiellement la pratique du remix comme une pratique engagée au cœur des mouvements sociétaux de leur temps. Je passerai à présent, en revue les exemples chronologiques de ces engagements dans les courants artistiques et politiques afin de repérer au final les indicateurs de ces productions et d’affiner la grille de questionnement future des œuvres de remix en général et des miennes en particulier.
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