L’artiste comme collectionneur par l’intermédiaire d’Internet
La collection, soit le fait de regrouper en un même lieu toute sorte d’éléments artistiques ou culturels disparates pour les exposer ensuite au public, est une pratique artistique répandue. Et on comprend bien pourquoi il importe d’en traiter ici après avoir vu les caractéristiques du médium numérique (la copie, entre autres) et les effets de la diffusion des flux d’information à grande échelle par le Web (l’abondance des médias de masse et la profusion des contenus audiovisuels mis à disposition sur Internet). La collection comme principe de création et de monstration renouvelle une pratique ancienne qui émerge au 17e siècle dans des lieux dénommés cabinets de curiosité, précurseurs de futurs lieux d’exposition plus officiels que seront les musées ou les centres d’art et de culture. Ces cabinets résultent d’un ou plusieurs individus (souvent associés au pouvoir en place ainsi légitimé par la science), lesquels réunissent des objets rares, uniques ou d’une provenance lointaine dans un but de conservation et d’éducation. Dans le domaine de l’art, je m’attacherai surtout aux artistes du début du 20e siècle qui transposent ce principe de collection en l’instituant comme principe de création artistique. Je prendrai comme exemple, Marcel Duchamp avec La Boîte-en-valise1) qui propose, à partir de 1936, de rassembler et de distribuer une boîte contenant des reproductions miniaturisées de ses sculptures et peintures, à la manière d’un musée portatif. Ou encore Hannah Höch qui réalise, en 1933, Album2), un livre de 132 pages regroupant 421 photographies découpées et regroupées par thème provenant de plusieurs médias photographiques de l’époque.
Figure 17. Deux pages extraites d’Album (HOCH, Hannah, 1933)
À la différence des photomontages qu’elle réalisera dans la suite de sa carrière artistique, toutes les images d’Album3) sont collées les unes à côté des autres. Elle n’essaie pas de créer de superposition. Ce travail représente une façon pour elle de retranscrire, sous la forme d’un carnet de bord, une sélection d’images qu’elle a décidé d’extraire parmi le flot de photographies imprimées sur divers supports de l’époque. Elle se contente d’accumuler des éléments similaires qu’elle agence les uns à côté des autres, sur une double page, en fonction d’un type de sujet. Elle retransmet ses pérégrinations visuelles et impose, par ses choix, un rythme de lecture et un nouveau sens donné par l’agencement et la variation dans la répétition.
Bien entendu, d’autres artistes durant toute la période du XXe siècle utilisèrent dans leurs œuvres le principe de collection. En rapport avec mon sujet sur les pratiques artistiques numériques, je choisirai ici de m’intéresser maintenant aux artistes utilisant Internet comme source pour leurs collections.
À l’aube du XXIe siècle, avec la multiplication des utilisateurs et producteurs de contenus présents sur le Web, de nouvelles pratiques vont apparaître au début des années 2010. Elles sont regroupées sous le nouveau terme de « curation », action que réalise un « curateur », de l’anglais « curator ». Un « curateur » désigne une personne qui est chargée de préserver un héritage culturel (comme un commissaire d’exposition, un conservateur de musée, un bibliothécaire). Leur fonction, en plus de la préservation, consiste aussi à regrouper, trier et agencer différents éléments issus d’une même collection pour ensuite les diffuser dans un espace d’exposition publique.
Ce principe de « curation » de contenu appliqué au Web peut être scindé en plusieurs étapes. Après le choix d’un sujet précis, le « curateur » va s’attacher à sélectionner des sources à partir desquelles sélectionner des médias. Le plus généralement, il s’agit de plateformes de publication de contenu spécialisées sur un sujet délimité. Ensuite, en naviguant dans ces plateformes, il va relever et extraire des informations visuelles et textuelles qui, selon lui, seront pertinentes par rapport à ce sujet. À partir de cette sélection d’informations, le « curateur » va procéder à une éditorialisation4) de l’information. Il va mettre en forme l’information voire l’annoter ou la commenter et également ajouter des métadonnées (catégories, mots clés) pour lui permettre de mieux la définir et la contextualiser. Cette contextualisation est la fonction première du « curateur ». Ses choix de contenu, l’ordre et les agencements qu’il a définis et les métadonnées qu’il leur a attribuées vont permettre de faire émerger une nouvelle cohérence. En résulte une collection thématique composée d’éléments à l’origine disséminés sur plusieurs sources hétéroclites.
Le procédé de « curation » s’illustre, par exemple, lors de la création de l’œuvre My Generation5) de Eva et Franco Mattes. En effet, cette œuvre vidéo ne contient aucune vidéo réalisée par les artistes. Ils se sont contraints à récupérer sur Internet des vidéos sur un même thème. Puis ils ont utilisé ces vidéos pour réaliser un montage, une compilation visuelle. L’œuvre présente une accumulation d’extraits vidéo d’enfants et de jeunes adultes, joueurs passionnés de jeux vidéo, mais en état d’agressivité et de crise de nerfs du fait d’une situation d’échec (pénalisation, défaite, attente).
Figure 18. My Generation6) (MATTES, Eva et MATTES, Franco, 2010)
Les artistes cherchent à révéler ainsi l’addiction et l’aliénation mentale que peuvent expérimenter certains joueurs. Ils soulignent que cette « génération » a abandonné le monde réel pour préférer une vie devant les écrans dans l’univers des jeux vidéo. L’ordinateur apparaît ici, comme instrument de plaisir et d’angoisse, l’objet sur lequel ces jeunes expriment leur colère en en détruisant tout ou partie. Pour renforcer la relation paradoxale à cet objet, cette vidéo est montrée sur un ordinateur disposé de manière chaotique au sol, à moitié cassé. Comme on peut le voir le travail de ces artistes a constitué uniquement à trouver et ensuite éditorialiser une quantité d’informations sur un sujet précis. La contextualisation de ces informations par le montage et le dispositif d’exposition ont fait émerger l’intention des artistes, à savoir la relation psychologiquement destructrice que peuvent avoir certaines personnes avec l’ordinateur.
Ce glanage d’information sur le Web va de pair avec d’autres nouvelles pratiques. Comme expliqué précédemment dans le chapitre sur l’abondance, le fait de consulter un contenu sur Internet impacte le fonctionnement de l’ordinateur lui-même. Une copie de ce contenu se présente en cache dans une partie de son disque dur. Au fur et à mesure de la navigation, ces éléments « cachés » (dans le sens d’être présents de manière temporaire sur un disque dur local pour un accès plus rapide à ces contenus), mais activés au moment de leur consultation, vont avoir une durée de vie dépendante de la quantité maximum d’information allouée pour ce cache. On est dans de perpétuels accumulations et effacements ; une sorte de palimpseste va ainsi s’écrire pour ensuite disparaître, car « écrasé » faute de place disponible ou alloué à la mémoire morte de l’ordinateur. Cet archivage temporaire, inhérent au principe même de consultation de contenu sur Internet, conduit naturellement les artistes à s’approprier ce principe universel comme outil de création.
L’artiste Evan Roth a ainsi choisi de présenter l’expérience d’une journée de navigation Web comme une œuvre d’art7). Sans sélection ni altération, il présente sous la forme d’une mosaïque les différentes images qui se sont accumulées au cours du temps sur son écran. « Le matériel recueilli est présenté dans son intégralité, dans une structure non hiérarchique et parataxique qui ne raconte pas une seule histoire, mais beaucoup d’histoires possibles : une sorte de journal quotidien qui est absurde, détaillé, mais paradoxalement incapable d’offrir une image significative fiable. »8) Une façon pour lui de représenter ces fragments et de les préserver face à leur présence éphémère qui ponctue les pérégrinations des usagers à travers les différentes pages Web.
Figure 19. Internet cache self portait (ROTH, Evan, 2012)
Dans cette même idée d’une œuvre qui se crée au cours du temps sur le Web, Julie Morel définit l’autoarchivage comme œuvre9) pour qualifier la pratique de l’archivage qui a émergé avec la possibilité pour les artistes d’utiliser des blogs. Cette pratique d’externalisation de la mémoire, désormais mise à disposition dans des bases de données, mais aussi les flux de données. Pour elle, « l’apparition des blogs a permis un nouveau type d’archivage : l’autoarchivage immédiat, qui, non figé, se reconstitue en permanence, et sur lequel le lecteur peut interagir. Ainsi, l’œuvre-archive inclut sa genèse, ses hésitations, ses retours, ses commentaires, ses silences, sa réception. Cette émergence génère de nouvelles formes plastiques et esthétiques fondées sur le réseau, l’interactivité, le flux, le fragment et la pluralité des discours. »10)
Dans cette idée du carnet de bord comme œuvre, on peut citer le travail que réalise Dina Kelberman depuis 2010 dans I am Google11).
Figure 20. Une capture de neuf images du site I am Google (KELBERMAN, Dina, 2010)
Dans ce travail, Dina Kelberman documente ses déambulations lorsqu’elle visite le site Google Image. Elle archive méthodiquement des images qu’elle sélectionne sur ce site. Pour passer d’une image à une autre, elle se donne comme contrainte de trouver des similitudes dans la forme, la composition, la couleur et le thème. Elle souhaite représenter son errance, la sérendipité que peut produire une navigation sur Internet, cette capacité à dériver sans cesse d’un sujet à l’autre et à vivre des moments inattendus. Cette accumulation et cet archivage produisent l’œuvre. Et le spectateur est invité à naviguer sur son site et à remonter chronologiquement ce flux d’images et cette accumulation picturale qu’il est intéressant ici de qualifier de rime visuelle (car ayant, dans leur composition, un élément en commun). Une pratique qui n’est pas sans rappeler l’œuvre d’Hannah Höch Album12), réalisée quatre-vingts ans plus tôt.
Figure 21. Photo Opportunities (VIONNET, Corinne, 2005-2013)
D’autres artistes s’approprient ce principe d’un ajout quotidien d’une grande quantité d’informations sur le Web pour en révéler la redondance. C’est ce que fait Corinne Vionnet avec la série photographique Photos opportunities13). Ce projet est une réflexion sur la répétition d’un même instant photographique pris sur des lieux hautement touristiques et de leur partage sur des sites sociaux. L’artiste va rechercher sur ces sites de partages photographiques des lieux célèbres, des monuments que la plupart des touristes photographient compulsivement lors des visites. À partir de ces recherches, elle va constituer une collection de plusieurs centaines d’images pour chaque lieu. Elle va ensuite, pour symboliser ce « lieu commun », les superposer pour obtenir une version « condensée » du lieu, « des structures légères qui flottent doucement dans la brume imaginaire d’un ciel bleu. »14) Par cette agrégation de clichés, elle nous renvoie vers la platitude des photographies touristiques. Elle souligne que, malgré ce manque d’originalité visuelle, un nombre important de personnes vont partager et augmenter l’iconographie d’un lieu déjà surreprésenté et contribuer non pas à son dévoilement et à sa connaissance, mais à sa banalisation et à son enfermement dans une image stéréotypée qui empêche toute connaissance spécifique sur ce lieu. Elle joue aussi ici à démontrer les dérives d’une surinformation, encore accrues par l’hypermédiatisation offerte par Internet.
On peut à partir de cet historique présenté dans ce chapitre pour retenir que la collection fait partie intégrante de la pratique artistique non seulement comme source de matériau et d’inspiration, mais aussi comme principe de création et procédé de mise en questionnement critique. À l’ère du numérique, elle reprend une force particulière favorisant de nouvelles formes plastiques et esthétiques fondées sur le réseau, l’abondance, le flux, le fragment, la copie, l’interactivité, l’archivage temporaire et la curation. Des pratiques qui rencontrent ma stratégie de création avant et pendant sa réalisation, ce qui m’a conduit à m’intéresser à ce principe plus particulièrement.
Pour rappel, l’introduction générale a précisé que cette recherche création m’impose de suivre la trace des artistes chercheurs, engagés à « se saisir eux-mêmes comme praticiens […], formuler, à l’extérieur d’eux-mêmes, […] les dimensions essentielles de leur pratique » ou plus précisément « saisir leurs processus, la dynamique d’ensemble de leur pratique et/ou un aspect essentiel de leur pratique »15). On a vu aussi que cet état de la question théorique a justement pour objectif de m’aider à construire une grille d’observation de mes œuvres, capable de donner la distance et l’étayage nécessaires à la difficile mise en perspective critique d’une analyse autopoïétique.
De fait, cette première partie a montré combien la dématérialisation numérique, la diffusion des flux d’information à une large échelle par l’intermédiaire d’Internet et l’évolution des pratiques induites par le numérique ont engendré de profondes mutations dans la création. Elle me donne, d’ores et déjà, de nombreux axes de questionnement susceptibles d’interroger toute œuvre numérique y compris les œuvres de remix numérique. Je pourrai ainsi me demander comment opère la nouvelle relation au médium numérique dans mes œuvres ? L’œuvre se cantonne-t-elle à une relation de création ou s’affirme-t-elle comme relation de médiation ? La contrainte dite créatrice est elle en jeu ? Quel est le niveau de culture technologique requis et comment intervient et évolue le niveau d’acculturation numérique de l’artiste que je suis voire de mes partenaires ? Comment l’œuvre numérique se saisit-elle de l’abondance voire de l’infobésité propre à Internet ? Comment la notion d’auteur est-elle revisitée, voire transgressée par les nouvelles technologies ? Comment se situe l’œuvre parmi les nouvelles stratégies de création « par, pour et avec Internet » ? Quel est son rapport au temps créateur (en lien avec mon intention d’artiste et notamment avec les conditions de l’interactivité de mon œuvre), au temps retrouvé (capacité mémorielle de l’œuvre) au temps compté (œuvre fragilisée par l’obsolescence des dispositifs) ? Comment intervient la collection dans le processus de création numérique ? Tous ces axes de questionnement étant éclairés par un certain nombre d’indicateurs que je détaillerai dans les grilles d’observation présentées dans la partie Méthodologie (III.a.iii).
Mais à présent, mon hypothèse générale de « la filiation de mes œuvres avec le remix numérique » m’engage à compléter ce premier cadre d’observation et à aborder la deuxième partie de mon état de la question théorique, à savoir « Le remix dans la création plastique numérique ».
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