Le remix est, par définition, une recomposition de contenus existants. J’y reviendrai en détail dans le chapitre II. Il se confronte donc obligatoirement au droit d’auteur ou plutôt, il oblige à l’interroger de façon frontale. Parmi les nombreuses questions posées, il s’agit de se demander comment définir la frontière entre la contrefaçon et la reconnaissance d’une création personnelle ? À partir de quel moment et de quel degré de citation ou de captation d’images et de sons, un auteur peut-il revendiquer la paternité sur une œuvre inspirée du travail d’autrui ? Sur quels motifs défendre la porosité d’un droit d’auteur pensé pour protéger la création, mais ce faisant, réfrénant tout son potentiel d’évolution et d’innovation ?

Pour illustrer ce questionnement, je prendrai l’exemple de l’album Kind of Bloop d’Andy Bao1). En 2010, Andy Bao a voulu produire un album de musique composé de reprises de l’album Kind of Blues en hommage à Miles Davis. Son intention était de réinterpréter chaque chanson de l’album originel avec la contrainte d’utiliser uniquement des instruments électroniques utilisés pour créer des chansons dans le style « Chiptune »2). Pour s’assurer d’être dans la légalité d’une telle création, il va payer pour chaque chanson un forfait dit de licence, lui permettant comme le pratiquent beaucoup d’autres groupes de musique, de réinterpréter légalement des chansons composées par une autre formation musicale. En plus de ce forfait, il décide aussi de verser la somme générée par le profit des ventes de l’album aux cinq musiciens originaux ayant participé à l’album de Miles Davis. Pour la couverture de l’album et dans l’esprit de cette réinterprétation « électronique », il va demander à un artiste visuel de réinterpréter la photo originelle de l’album de Miles Davis en utilisant la technique dite du « Pixel Art »3).

Figure 9. Différentes versions de la couverture pixélisée de Kind of Bloop. L’auteur avec ces différentes versions pose la question de la limite entre la création d’une œuvre transformative et la violation du copyright. (BAO, Andy, 2010) 4)

En revanche, Andy Baio n’a pas cherché à demander la permission à Jay Maisel, le photographe à l’origine de la couverture de l’album. Ayant transformé, « dégradé » l’œuvre originale en la stylisant et en la pixélisant (figure 9 ci-dessus), Andy Baio pensait que cette réinterprétation était suffisamment éloignée de l’œuvre originelle pour que juridiquement, elle soit associée à un « fair-use ». Le « fair-use », que l’on pourrait traduire par « usage raisonné » est un principe dans le droit américain qui permet, sous certaines conditions, d’utiliser des œuvres sous copyright pour une nouvelle création. Quelques mois après la publication de l’album, il reçoit une lettre des avocats représentant le photographe, lui indiquant qu’il était en infraction avec les droits de l’auteur et devait payer des dommages et intérêts. Après avoir consulté des aides juridiques et des avocats, Andy Bao se rendit compte que la notion « fair-use » ne dépend pas d’une jurisprudence, mais de l’appréciation d’un juge au cas par cas. Malgré les transformations qu’a apportées l’artiste de pixel art par rapport à la photo originelle, il lui était impossible de contester les accusations de plagiat dont il faisait l’objet sans passer par un procès qu’il n’était pas certain de gagner au final. Aux termes d’un accord à l’amiable à l’issue duquel il a dû payer à Jay Maisel une somme conséquente pour le préjudice commis, il négocia aussi le droit de pouvoir divulguer sur son site Internet5) cette action de justice, car le plus souvent les affaires judiciaires de ce type incluent une clause de confidentialité. Ainsi à partir de cette expérience judiciaire, il met en garde d’autres artistes qui seraient tentés d’utiliser des œuvres sous copyright à des fins « transformatives ». Car selon son expérience, même si elles semblent répondre aux critères d’un usage raisonné, il est toujours possible pour l’auteur de l’œuvre originelle de poursuivre l’auteur de l’œuvre transformative pour atteinte au droit d’auteur. À la justice ensuite à déterminer le statut d’usage raisonné au terme d’un coûteux procès.

Comme on peut l’imaginer avec cet exemple, la majorité des œuvres de remix, c’est-à-dire s’inspirant ou utilisant des œuvres déjà réalisées par d’autres auteurs ou même d’autres artistes, sont susceptibles de tomber sous le coup de la loi sur le copyright et le droit d’auteur. C’est donc la question même de l’existence de l’acte créatif qui est remise en cause.

Certaines règles essaient par la création d’exception de légaliser ces pratiques, comme le « fair-use » aux États-Unis cité ci-dessus ou encore le droit à parodie ou la citation dans le droit français. Mais, sauf à passer par une procédure judiciaire, il est a priori difficile pour l’auteur d’une œuvre de remix de s’assurer que sa pratique ne va pas à l’encontre des droits patrimoniaux et moraux de l’auteur du contenu remixé.

Dans le même temps, le verrou que constitue le droit d’auteur se voit déborder par les pratiques internautes du public en général et des auteurs en particulier. En effet, on a vu qu’il est extrêmement difficile de limiter la fonctionnalité de cette « machine à copie » qu’est l’ordinateur. Par exemple, dans le cas de la copie d’un contenu audiovisuel disponible sur un site de vidéo à la demande payante ; même si les diffuseurs ont mis en place des procédés de protection empêchant théoriquement de sauvegarder la vidéo pour un visionnage ultérieur, il est toujours possible d’utiliser d’autres logiciels connexes qui enregistrent ce qui s’affiche à l’écran de sorte à créer une nouvelle vidéo et ainsi d’en avoir une copie. Il devient ainsi de plus en plus facile d’accéder et de s’approprier les œuvres d’autrui. Et ce, d’autant plus que les pratiques nées avec l’apparition du Web 2.0 incitent à partager et à modifier des contenus normalement protégés par le droit d’auteur. Il est très rare, en effet, que l’autorisation soit demandée préalablement à un auteur par un particulier (ceci est plus courant pour les sociétés privées) avant la publication d’un de ces contenus sur Internet, notamment dans le domaine de l’image. Par exemple, Felix Stalder estime que « pour chaque utilisateur du réseau Facebook, lorsqu’il accède à la page regroupant les contenus partagés par ses contacts, sa “timeline”, il encourt au regard de la loi sur l’infraction au droit d’auteur en Allemagne, l’équivalent de 10 000 € d’amendes et de frais judiciaires »6). L’évolution des pratiques des réseaux sociaux et des moyens d’expression pour communiquer avec ses contacts nous met donc devant le fait accompli et banalise la transgression du droit d’auteur. D’ailleurs, il devient problématique pour un auteur de faire prévaloir son droit à la limitation de la représentation et de la diffusion d’un contenu dont il est l’auteur. J’ai eu à me confronter à cette question lors de la diffusion d’une de mes « œuvres en développement » : Loops (cf. III.c.iii). De cette constatation, on peut émettre l’hypothèse qu’à partir du moment où l’on publie un contenu sur le Web, il tombe de facto dans le domaine public du point de vue des usages et des pratiques actuelles sur le Web ; le point de vue législatif étant de plus en plus dépassé par l’ampleur de cette dynamique. Cette posture est vitale pour la création en général et, a fortiori, pour celle du remix.

Figure 10. Mimi and Eunice – Good artists copy, great artists steal. Bande dessinée de Nina Paley. Inspirée de la citation attribuée à Picasso (les bons artistes copient, les grands artistes volent), elle ajoute que, pour tous les autres, s’applique le copyright. (PALEY, Nina, 2011)7)

Nina Paley, réalisatrice de film d’animation et activiste, déclare lors d’une conférence8) que le copyright sous sa forme actuelle est un frein à la créativité. Car il agit comme une autocensure vis-à-vis d’auteurs voulant s’inspirer d’œuvres d’autrui comme base à partir de laquelle ils vont pouvoir faire émerger et évoluer leur propre création. En effet, elle rappelle que, même si on demande l’autorisation aux ayants droit (auteurs, héritiers de l’auteur, sociétés de gestion de droit) pour la réutilisation d’un contenu, ceux-ci ne sont pas tenus d’accepter, même en échange d’une rémunération financière. Ils ne sont même pas tenus de répondre aux demandes et ils peuvent par la suite, intenter un procès pour contrefaçon comme c’est arrivé pour Andy Baio. De ce fait, pour Nina Paley, toute une grande partie du patrimoine culturel récent est symboliquement verrouillée jusqu’à l’expiration des droits d’auteur.

Ceci ne se limite pas à la création artistique, mais à toute innovation sociale ou technique. En étudiant l’impact des lois sur le droit d’auteur dans la production de richesses culturelle et scientifique, l’économiste Rufus Pollock montre qu’effectivement le cadre législatif actuel accorde aux auteurs une période de droit beaucoup trop longue sur l’exploitation de leur création, « en bloquant la possibilité d’utiliser, de s’approprier une invention, un contenu culturel, on limite l’innovation future. »9) Il s’appuie sa théorie sur le même constat que fait Cory Doctorow (expliquée dans le chapitre précédent) sur la réduction des coûts des services. Alors qu’actuellement chaque œuvre de l’esprit est protégée (au regard des droits patrimoniaux) pour une période allant de 50 à 70 ans après la mort de l’auteur, la thèse de Rufus Pollock précise qu’il faudrait réduire cette durée pour trouver un juste équilibre entre l’exploitation par un auteur de sa création et sa possible transformation, amélioration ou détournement par d’autres auteurs. Sa thèse préconise de limiter cette durée de protection à 14 ans à partir de la date de création de l’œuvre. Pourtant l’évolution législative actuelle en Europe et aux États-Unis a tendance à encore plus rallonger la durée de protection des œuvres pour permettre aux ayants droit de bénéficier plus longtemps des fruits de l’exploitation de ces œuvres.

Un autre argument plaide pourtant en faveur de la réduction des droits d’auteur. Les pratiques académiques évoluent en faveur d’une plus grande fluidité et diffusion des connaissances. La pratique de la citation est souhaitée pour accroître la diffusion, la confrontation et la coproduction des connaissances et elle légitime la qualité d’une recherche universitaire. Car comme l’explique Yochaï Benkler, la particularité de la production textuelle « réside dans le fait qu’elle est à la fois l’ingrédient de départ et le résultat final de son propre processus de production. Pour pouvoir écrire aujourd’hui des articles universitaires ou des bulletins d’information, j’ai besoin d’accéder aux articles d’universitaires ou des bulletins d’information, j’ai besoin d’accéder aux articles et comptes rendus d’hier. (…) C’est ce que les économistes appellent l’effet “juché sur l’épaule des géants”, évoquant ici une citation attribuée à Isaac Newton : “Si j’ai vu plus loin que d’autres hommes, c’est parce que j’étais juché sur les épaules des géants.” ».10) On peut espérer que dans le futur, avec l’évolution des pratiques de communication et la part de plus en plus prégnante de l’ordinateur dans notre quotidien, les lois sur le droit d’auteur évolueront pour refléter les pratiques actuelles de production et de consommation de contenu audiovisuel.

Quoi qu’il en soit, l’arsenal législatif actuel reste une sorte d’épée de Damoclès suspendue au-dessus de chaque créateur de remix visuel ou sonore malgré l’évolution des pratiques engendrées par le Web.

Je terminerai donc cette partie en relevant combien l’œuvre de remix place le droit d’auteur dans une situation inédite. Le respect du droit d’auteur renvoie à la question de la référence à l’œuvre originelle. Or, on le verra dans le chapitre II, un remix se définit, en général, aussi en fonction de la reconnaissance de tout ou partie de l’œuvre qui lui a servi de matériau, notamment pour ce qui concerne le remix réflexif. Les questions du droit d’auteur et de la reconnaissance d’une œuvre de remix s’interrogent en miroir. Dans les deux cas, il s’agit de se demander, mais dans un sens opposé, comment déterminer et évaluer la frontière entre le plagiat et une œuvre transformative par rapport à la quantité de transformation qu’a subie la source ? Comment évaluer la distance entre la représentation de l’œuvre originelle et sa version remixée ? Cette double contrainte impossible à résoudre signifie naturellement que la création de remix repose sur une transgression du droit d’auteur voire qu’une de ses intentions réside dans ce dialogue voire cette remise en cause avec d’autres auteurs. Mais avant de développer le remix comme création artistique, il importe de situer les pratiques artistiques en général induites par le médium numérique.


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1)
BAIO, Andy. Portland/CreativeMornings - Andy Baio on Vimeo [en ligne]. 2013. [Consulté le 28 mars 2016]. Disponible à l’adresse : https://vimeo.com/62839607.
2)
Chiptune [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], 19 mars 2016. [Consulté le 29 mars 2016]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Chiptune&oldid=124517583. Page Version ID: 124517583.
3)
Pixel art [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], 3 mars 2016. [Consulté le 29 mars 2016]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Pixel_art&oldid=123956902. Page Version ID: 123956902.
4)
BAIO, Andy. Kind of Screwed - Waxy.org [en ligne]. 2011. [Consulté le 25 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://waxy.org/2011/06/kind_of_screwed/.
5)
Ibid.
6)
STALDER, Felix. Who is afraid of the remix? Talk by Felix Stalder on Vimeo [en ligne]. Hexagram, Concordia University, Montreal QC, 2013. [Consulté le 28 mars 2016]. Disponible à l’adresse : https://vimeo.com/78843049 Citation à la 26e minute.
7)
PALEY, Nina. Good Artists Copy, Great Artists Steal « Mimi and Eunice [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 29 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://mimiandeunice.com/2011/02/25/good-artists-copy-great-artists-steal/.
8)
PALEY, Nina. Copyright is Brain Damage | TEDxMaastricht [en ligne]. 21 octobre 2015. [Consulté le 28 mars 2016]. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/watch?v=XO9FKQAxWZc.
9)
POLLOCK, Rufus. Forever Minus a Day? Some Theory and Empirics of Optimal Copyright - optimal_copyright_talk.pdf [en ligne]. Department of Economics University of Cambridge, 2007. [Consulté le 28 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://rufuspollock.org/papers/optimal_copyright_talk.pdf.
10)
BENKLER, Yochaï. op. cit.