La diffusion constitue un des principes clés de l’art numérique. Distribution, mise à disposition voire coproduction d’œuvres sont activées par les nouvelles potentialités de diffusion des médias actuels. La diffusion est un trait culturel de notre époque associée à l’abondance voire la saturation et l’accélération. Elle participe à un changement radical de notre rapport aux contenus textuels et audiovisuels en général.

Il importe de rappeler que l’abondance n’est pas née avec Internet. Elle préexiste avec les médias dits « traditionnels ». Mais leur diffusion était, jusqu’à il y a une vingtaine d’années, largement dominée par une logique verticale dans laquelle seuls, certains lobbies, certains grands groupes de média, avaient la capacité de diffuser de manière massive (généralement, jusqu’à l’échelle d’un pays) une information visuelle ou sonore. Ce contrôle sur la diffusion de masse a permis aux industries culturelles de créer et ensuite de combler une demande toujours plus grande du public. La diminution des coûts de diffusion sur une large partie du territoire et la pluralité des moyens (imprimés ou radiodiffusés) font que la quantité des informations n’a cessé d’augmenter dans notre environnement quotidien. Cette abondance est également relevée dans le domaine de la culture en général. « Depuis longtemps, bien avant l’arrivée de l’Internet, le domaine de la culture connaît une croissance du volume des œuvres disponibles. Elle résulte des stratégies éditoriales des producteurs, éditeurs ou majors. Ceux-ci cherchent à renforcer leur attractivité en créant un sentiment d’abondance ».1) Cela a engendré ce que l’on a défini dans les années 1970 comme les médias de masse, c’est-à-dire « l’ensemble des moyens de diffusion de masse de l’information, de la publicité et de la culture, c’est-à-dire des techniques et des instruments audiovisuels et graphiques, capables de transmettre rapidement le même message à destination d’un public très nombreux. »2) Cette définition se précise selon deux propriétés importantes pour mon sujet. D’une part, les médias de masse s’affirment comme vecteurs d’une culture de masse. Sachant que les artistes ont de tout temps interpellé ces formes de dominance culturelle. D’autre part, elles sont plus des techniques de diffusion que de communication, car « Il n’y a pas de réponse possible au discours de la télévision, ni à celui de la radio, ni au film, ni au journal. Les mass médias sont […] des techniques de diffusion »3). Le détournement et la prise de pouvoir réflexive sur ces injonctions descendantes seront, d’ailleurs, aussi très tôt au cœur des interventions artistiques.

Mais c’est Internet, dernière innovation créée dans les années 1960 et démocratisée dans les années 1990 avec l’apparition du World Wide Web, qui va vraiment permettre de remettre en question pour la première fois la relation verticale dans la chaîne de production - diffusion. En effet, c’est dans la conception même du réseau Internet qu’a été instigué le principe d’absence de hiérarchie dans un réseau d’ordinateurs intercommunicant entre eux. Comme l’explique Vito Campanelli, « chaque ordinateur connecté à Internet n’est pas hiérarchiquement subordonné à un nœud central, mais peut agir soit en tant que serveur (l’ordinateur fournit des services) ou en tant que client (l’ordinateur reçoit des services). La facilité avec laquelle les nœuds peuvent changer de rôle, entre le rôle de serveur ou de client sont au cœur de ces représentations du Web qui le présentent comme un espace horizontal, décentré. »4)

Ce principe d’alternance entre émetteur et récepteur a aussi permis la multiplication des sources d’information et l’émergence d’une nouvelle façon de communiquer, de diffuser, de créer, en bref, d’interagir. Ces transformations entraînent une dispersion des publics, mais aussi leur autonomisation. Chaque producteur, qu’il soit professionnel ou amateur, peut devenir lui même diffuseur de son contenu à moindre coût et toucher une large partie de la population. Il peut aussi composer, de la même manière que le concepteur d’un média traditionnel, un contenu thématique créé à partir de la proposition d’une multitude d’acteurs répartis autour du monde. La mise à disposition du public de la chaîne complète de la production médiatique, de sa captation à sa diffusion, a ainsi permis d’augmenter de façon exponentielle le nombre de médias ainsi créés. L’abondance générant ainsi l’abondance… elle-même questionnée fréquemment par les artistes, comme en témoigne la lecture de Philippe Aigrain reliant abondance et copie, deux principes fondamentaux questionnés par une œuvre exposée dans le Centre Pompidou de Metz : « Ce parcours nous apprend donc que c’est bien d’abondance, de ressources et de coopération qu’il s’agit dans la capacité à copier. L’un des sens de copia est faculté, pouvoir de faire. Voilà une faculté qu’on ne nous retirera pas facilement. »5)

Figure 6. Œuvre, abondance et copie6), Schéma extrait de l’album de l’exposition « Chefs-d’œuvre » au Centre Pompidou de Metz (AIGRAIN, Philippe, 2011)

Cette dynamique communicationnelle fait aussi apparaître un nombre toujours plus important d’utilisateurs de ces nouveaux contenus et une pluralité de nouvelles pratiques. Chaque utilisateur à l’aide d’un ordinateur relié à Internet a désormais la possibilité de diffuser s’il le souhaite un contenu visuel, textuel ou sonore par l’intermédiaire de plateformes spécialisées dans un type de média en particulier ou une plateforme multimédia. Par exemple, le site Web YouTube7) pour les vidéos, le site Web Flickr8) pour les images, les plateformes de microblogging pour le texte et autres contenus multimédias, etc. Une deuxième évolution va permettre à l’utilisateur de passer outre ces plateformes centralisées et de diffuser directement des fichiers, d’internaute à internaute. Notamment comme l’explique Laurence Allard, « avec la création du logiciel Napster9) - mis au point en 1999 par des informaticiens amateurs de musique et permettant l’échange et le partage de fichiers entre internautes - qui a initié le déploiement des dispositifs de peer-to-peer (p2p). »10).

Toutes ces pratiques participent à ce que l’on appelle « l’infobésité ». Dès le début des années 2000, Karine Douplitzky relève qu’Internet suppose un changement significatif d’échelle en citant pour exemple, l’inflation d’une information doublant tous les neuf mois (source IDC) ou encore les deux-cents millions d’internautes, dont six millions de Français, les dix millions de sites Internet (organisme Netcraft), le milliard de pages (Étude du Gartner Group) et les cent-quatre-vingts millions d’images (NEC Research Institute) - sans compter les e-mail, newsgroups, etc.11) Beaucoup d’artistes ont tenté de saisir cette « infobésité ». Par exemple, dans l’œuvre Something For Everyone12), Siebren Versteeg nous montre une composition générée algorithmiquement de 400 000 images uniques récupérées de manière indiscriminée sur Internet et collées avec un effet de perspective.

Figure 7. Something For Everyone - Impression numérique sur trois panneaux durabond (221 x 305 cm) (VERSTEEG, Siebren, 2007)

Mais, quelle que soit l’évolution exponentielle de cette inflation, je retiendrai surtout ici que ce n’est pas tant le changement d’échelle13) qui est remarquable, mais aussi le fait que la logique de diffusion et de dominance des mass médias bascule et s’ouvre à une perspective plus communicationnelle et plus réflexive. Ce faisant, cela favorise l’émergence du Web 2.0, l’émergence d’un média social14). Non seulement Internet permet une fragmentation de l’utilité des contenus par rapport aux centres d’intérêt des utilisateurs, mais avec l’émergence des plateformes sociales, des micros communautés se sont formées et ont permis d’accentuer encore plus l’individualisation de la consommation. Ceci va de pair avec l’inflation de nouvelles pratiques d’échanges interpersonnels basés sur la prolifération des réseaux sociaux et sur « une variété de formes en parallèle des e-mails : messages, commentaires, avis, notes, démonstrations et témoignages, votes, liens, symboles, photographies et vidéos. »15), morceaux de musique, mais aussi blog, podcast, tag, flux R.S.S., etc. Enfin, certains commencent à parler d’un Web 3.0, terme qui, bien qu’encore très contesté, pointe l’idée d’un Web sémantique capable de suivre au plus près et en temps réel un usager consommateur, producteur et diffuseur.

Dans le cadre de ma recherche en art numérique, je reviendrai surtout sur la mise à disposition sans précédent d’outils de création et de publication par l’intermédiaire d’Internet. Ceci donne naissance à une nouvelle génération de producteur, à la fois créateur et diffuseur, une nouvelle génération libérée des contraintes techniques, financières et sociologiques normalement inhérentes à une production médiatique. Cela va générer, on l’a vu, une grande diversité de nouveaux contenus. Mais qu’en est-il alors du processus de création et de sa possible production « généralisée » par un grand nombre d’internautes ? Paradoxalement, comme le souligne Lev Manovitch, cette simplification de l’usage « ne signifie pas que chaque utilisateur est devenu un producteur. Selon les statistiques de 2007, seulement entre 0,5 % et 1,5 % des utilisateurs sur la plupart des plateformes de diffusion de contenus populaires et sociaux (Flickr, YouTube, Wikipedia) ont créé leur propre contenu. Les autres sont restés consommateurs du contenu produit par ces 0.5 - 1,5 %. »16) Malgré le fait que cela représente un pourcentage très faible à l’échelle du nombre des utilisateurs, cela correspond tout de même à une multiplication importante des personnes pouvant créer et diffusant un contenu par rapport au nombre d’acteurs limités répondant au schéma vertical antérieur des médias de masse. En tout cas, on peut imaginer combien cette inflation de contenus nouveaux, individualisés et sans cesse renouvelés constitue un matériau sans précédent pour les artistes en général et de remix en particulier.

De ce point de vue, on peut ajouter que la simplification des moyens de publication a aussi permis à un grand nombre d’artistes d’exposer et de diffuser leurs œuvres sur les plateformes de contenu. Ce faisant, le regroupement des créations sur ces plateformes a favorisé la mise en visibilité accrue d’un nombre important d’œuvres dans un périmètre non seulement régional et national, mais aussi mondial. La consultation de ces plateformes par les artistes, soit organisée (par exemple, par le biais de liens partagés sur les réseaux sociaux) ou soit par simple sérendipité, a encouragé sans doute une émulation active et l’expansion des pratiques artistiques numériques. Enfin, l’accessibilité des moyens de création est aussi une composante importante pour comprendre que l’art numérique repose non seulement sur la diffusion sur Internet d’œuvres autonomes, mais aussi sur des œuvres élaborées par et pour Internet comme on le verra au chapitre sur le Net Art.

Je relèverai un dernier point qui sera utile pour comprendre certains types de pratiques artistiques, notamment celles qui se basent sur la collection comme matériau pour la création d’une œuvre. Je reprendrai ici les travaux d’André Gunthert17). Face à cette abondance de contenu disponible, il souligne que l’on assiste plus à une révolution de la consultation qu’à celle de la production. Il n’est, en effet, plus nécessaire d’accumuler, de collectionner, car tout est maintenant disponible à portée de clic, sur des plateformes spécialisées dans un type de média (exemple YouTube pour les vidéos, Flickr et Google Image pour les photographies ou autres représentations visuelles). L’utilisateur peut désormais utiliser un moteur de recherche pour résoudre une question, pour explorer un sujet de manière plus approfondie ou simplement pour découvrir par sérendipité de nouvelles connaissances. On délègue dorénavant aux plateformes de publications et aux moteurs de recherche l’activité d’archivage, d’indexation et de catégorisation. Auparavant, ces activités étaient réalisées de manière individuelle et dans des lieux privés de stockage d’informations. Cette mise en commun des différents contenus va aussi permettre de faire évoluer les pratiques artistiques numériques, comme on le verra dans le chapitre I.c.. Je proposerai d’envisager comment les changements en matière de diffusion, de production et de création induits par les nouvelles technologies remettent en question la notion de droit d’auteur dans la création numérique.


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1)
BENGHOZI, Pierre-Jean. L’économie de la culture à l’heure d’internet: le deuxième choc. Esprit. 2011, p. 111–126.
2)
Définition de MASS-MEDIA - Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 17 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/mass-media.
3)
J. Collet, Études,1973, p.9 ds Foulq. Sc. soc. 1978 Définition de MASS-MEDIA - Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 17 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/lexicographie/mass-media.
4)
As is well known, every computer connected to the Internet is not hierarchically subordinated to a central node, but can act either as a server(the computer providing services) or client(the computer receiving services). The ease with which nodes can shift between the role of server and client are central to those representations of the Web that render it as a horizontal, de-centred space. CAMPANELLI, Vito. Web Aesthetics: How Digital Media Affect Culture and Society. 1re éd. Rotterdam : Amsterdam : NAI Publishers, août 2010, p. 111. ISBN 978-90-5662-770-6. Traduction libre : BOILLOT Nicolas
5)
AIGRAIN, Philippe. Oeuvre, abondance et copie – Communs / Commons [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 29 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://paigrain.debatpublic.net/?p=2662.
6)
Il s’agit de « l’étymologie du mot œuvre dans les langues indo-européennes. Les mots liés dérivent tous de la racine indo-européenne op- « activité productive ». (…) À partir de cette racine, vont se développer des aspects détaillant l’activité, mais aussi s’étendant à ses produits (dont le mot œuvre) et à ceux qui se livrent à l’activité (l’ouvrier, par exemple). La partie la plus éclairante est celle qui se situe au plus près de la racine (en haut dans l’image cliquable ci-dessus). Les racines latines ops/opis désignent l’abondance, les ressources, l’aide et l’assistance. Il en dérive, toujours en latin le mot opulentia (opulence), mais surtout le mot cops/copis et copia qui signifie abondance (des idées et des mots). Inutile de préciser que nous en avons retenu le mot copie. » Ibid.
7)
YouTube [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 17 mars 2016]. Disponible à l’adresse : https://www.youtube.com/
8)
Flickr, une société Yahoo | Flickr - Photo Sharing! [en ligne]. [s. d.]. [Consulté le 17 mars 2016]. Disponible à l’adresse : https://www.flickr.com/.
9)
Napster [en ligne]. [S. l.] : [s. n.], 4 février 2016. [Consulté le 15 juin 2016]. Disponible à l’adresse : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Napster&oldid=123034343. Page Version ID: 123034343.
10)
ALLARD, Laurence. Britney Remix: singularité, expressivité, remixabilité à l’heure des industries créatives. Vers un troisième âge de la culture? [S. l.] : Poli, 2009.
11)
DOUPLITZKY, Karine. Internet : une nouvelle écologie du savoir. Les cahiers de médiologie. Juin 2001, no 11, p. 4.
12)
VERSTEEG, Siebren. Something For Everyone [en ligne]. 2007. [Consulté le 26 mai 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.bitforms.com/versteeg/something-for-everyone.
13)
The practice of everyday (media) life MANOVICH, Lev. Video Vortex reader: responses to Youtube. Second Ed. Amsterdam : Inst. of Network Cultures, 2008, p. 33. ISBN 978-90-78146-05-6.
14)
Ibid.
15)
through a variety of forms besides email: posts, comments, reviews, ratings, gestures and tokens, votes, links, badges, photo, and video. MANOVICH, Lev. op. cit. Traduction libre : BOILLOT Nicolas
16)
First of all, it does not mean that every user has become a producer. According to 2007 statistics, only between 0.5 % – 1.5 % users of most popular social media sites (Flickr, YouTube, Wikipedia) contributed their own content. Others remained consumers of the content produced by this 0.5 – 1.5%. Ibid. Traduction libre : BOILLOT Nicolas
17)
GUNTHERT, André. André Gunthert : « Internet est une révolution de la consultation plus que de la production » « InternetActu.net [en ligne]. 2010. [Consulté le 29 mars 2016]. Disponible à l’adresse : http://www.internetactu.net/2010/02/03/andre-gunthert-internet-est-une-revolution-de-la-consultation-plus-que-de-la-production/.