Codage, traduction et copie : des principes fondateurs et reliés de la création numérique
On verra dans la partie II sur le remix que celui-ci a été longtemps soumis à des techniques matérielles contraignantes, mais que le médium numérique apparaît comme une technique beaucoup plus libre et ouverte. Il importe ici de revenir plus en détail sur trois principes fondamentaux de cette flexibilité : le codage, la traduction et la copie des données.
– Premier principe Le codage est le premier principe à considérer puisqu’il constitue le point de départ du processus numérique. Pour rappel, le médium numérique est représenté, quel que soit le type de données sous une forme binaire, un code binaire pour être plus précis, un code de numérotation utilisant la base 2 (passant de 0 à 1 et réciproquement) ; les systèmes électroniques (hardware) transcrivant les informations binaires en tension électrique. 0 correspondant à un courant nul, une tension électrique inexistante et 1 correspondant à un courant qui passe, une tension électrique présente. Un peu à la manière du code morse, les informations et les traitements des données sont simplifiés, mis à plat, encodés de façon à les réinterpréter par la suite et les faire correspondre avec leur représentation dans le monde physique. Car c’est cette variation de courant électrique qui va permettre à la machine de transcrire une suite de données séquentielles en représentation intelligible. Cette suite séquentielle va être ensuite manipulée de façon arithmétique et engendrer une transformation, un résultat, une nouvelle suite de chiffres binaires. Ce fondement est à la base de ce que l’on considère comme médium numérique. Le codage produit ainsi une spécificité importante à relever : l’unification des données. En effet, quel que soit le type de données analogiques captées au départ (texte, vidéo ou son), celles-ci se trouvent par la suite unifiées par un codage qui génère un ensemble de valeurs binaires. Celles-ci peuvent, en revanche, être agencées dans un ordre différent selon la source à l’origine de la captation. Ce principe est désigné sous le terme d’encodage, la transformation de données suivant un code, un ensemble de règles.
– Deuxième principe Les données codées nécessitent une deuxième opération : celle de la traduction. Et cette opération renvoie à une autre remarque importante : la prépondérance du logiciel dans la qualification du médium numérique. En effet, c’est la partie logicielle des ordinateurs qui se charge de retranscrire ces informations binaires en différents types d’informations audiovisuelles, sonores ou textuelles. Les logiciels vont jouer un rôle au niveau des interfaces de captation - par exemple, le clavier pour le texte, le scanner pour les images et le microphone numérique pour les sons -. Le développement des ordinateurs personnels fait que ces interfaces sont de plus en plus nombreuses à être mises à disposition et à permettre à une quantité toujours plus importante d’informations de « basculer » de leur état physique d’origine à une forme numérique. Les logiciels, qui permettent de lire ou de simuler, de manière intelligible, l’ensemble des données binaires qui composent un élément (communément désigné par analogie « fichier »), vont aussi être affectés à un certain type de données. Cela crée alors une interdépendance entre le type de fichier et son lecteur (c’est-à-dire le logiciel créé spécifiquement pour le lire). Ainsi les éléments numérisés vont être classifiés en fonction de l’appareil de numérisation. À chacun d’eux va être attribué un « format » qui sera lisible uniquement par certains types de logiciels. Car, sans leur transcription par un logiciel, les éléments numérisés ne peuvent pas être distincts. Comme l’explicite Lev Manovitch1), cette universalité du format du médium réduit les propriétés mêmes des différents médias au profit du logiciel utilisé. « Il n’y a pas de média numérique, il n’y a que des logiciels qui sont appliqués au média (ou contenu) ou pour le dire différemment : pour les utilisateurs qui interagissent directement avec du contenu à travers l’utilisation de logiciel, les propriétés du média numérique sont définies par le logiciel particulier avec lequel ils sont utilisés, par opposition à une inclusion dans le contenu lui-même. »2).
Cette nouvelle forme de représentation et leur manipulation par un logiciel spécifique vont entraîner de nouvelles relations avec le médium. Roberto Barbanti définit cette universalité de format du médium et cette transcription du monde physique au numérique par le concept d’« ultra médialité ». Il définit ce principe par la « dynamique profonde de disparition-généralisation du médium ». Pour lui, « on assiste à une disparition de ce médium : la matérialité de la technique tend à “fondre”, à se diluer dans une sorte d’immatérialité, celle de la dimension informationnelle »3). Cette immatérialité constitue un principe fondamental de l’œuvre numérique.
Je peux, d’ores et déjà, noter que certains artistes vont utiliser cette dépendance entre les données et le logiciel nécessaire pour les retranscrire comme base de création. Avec la pratique dite du Data Bending,4) cette conversion à l’origine d’un nouveau champ d’expérimentation artistique. On trouve, selon Benjamin Berg5), trois principaux types de Data Bending : « - La réinterprétation, la conversion d’un type de fichier dans un autre (par exemple, la conversion d’un fichier exécutable dans un fichier image ou d’un format de fichier dans un format différent) […] - Les erreurs volontaires, le fait de forcer une application ou du matériel informatique à dysfonctionner, dans l’espoir que cet accident va ensuite engendrer un comportement inattendu, ou que les données qui étaient en train d’être utilisées à ce moment-là vont s’altérer de manière imprévisible. - L’édition de fichier de façon erronée, le fait d’éditer un fichier en utilisant un logiciel/matériel destiné à une autre forme de données ; par exemple, éditer des fichiers images dans un éditeur de texte ».6)
Pour illustrer la pratique du Data Bending, on peut citer l’œuvre Extra File 7) de Kim Asendorf qui propose une réflexion sur les formats de données et l’intégrité des fichiers. L’œuvre consiste en un logiciel qu’il a réalisé et qu’il propose au téléchargement sur un site Web dédié. Grâce à ce logiciel, qu’il qualifie de conceptuel, un utilisateur peut convertir des images numériques issues des formats traditionnels dans de nouveaux formats que l’artiste a inventés. À travers cette conversion, ces données sont transfigurées, le logiciel modifie l’intégrité du fichier, ajoute, soustrait des parties au contenu de l’image. En résulte une image transformée, contenant toujours des traces de sa version originale.
Figure 2. Extra File (ASENDORF, Kim, 2011)
Kim Asendorf présente avec cette œuvre une réflexion sur cette interdépendance entre un fichier numérique, le format qui lui est attribué et le logiciel permettant de l’interpréter. Il remet aussi en question le monopole de certains formats décrété par les concepteurs de logiciel ; ces standards (comme le JPG, le PNG ou le TIFF par exemple pour les images), imposés par des compagnies commerciales. L’artiste propose ici de se démarquer de ces standards industriels. Le processus de conversion dans ses nouveaux formats et le résultat produit par cette transformation deviennent pour l’artiste l’œuvre d’art elle-même.
– Troisième principe Le dernier principe qui m’importe ici est celui de la copie numérique. Car codage et traduction permettent également une duplication simplifiée des données numériques, une copie qui va interférer avec le processus de création de l’œuvre, mais aussi avec la question de sa pérennité. La copie numérique va ainsi influencer la création pour deux raisons. D’une part, la création numérique se trouve en partie libérée des contraintes liées à la propriété des données et à la rivalité des biens (notion développée dans le chapitre sur I.b.ii). Et d’autre part, les procédés inhérents à la copie catalysent les processus de création eux-mêmes. De fait, le principe de copie numérique est beaucoup utilisé par de nombreux artistes pour créer de nouvelles œuvres, notamment, dans le cas des œuvres de remix comme on le verra dans la partie II.
Par exemple, avec l’œuvre 100.000.000 Stolen Pixels (Version 1), 14.12.20108), Kim Asendorf met en place un processus de copie automatisée pour extraire, de manière arbitraire, une centaine de pixels à partir d’un million d’images différentes présentes sur Internet. En accumulant ensuite, tout aussi arbitrairement, ces copies parcellaires, les unes à la suite des autres, il crée une image composée de 100 millions de pixels « volés ».
Figure 3. 100.000.000 Stolen Pixels (Version 1), 14.12.2010 (ASENDORF, Kim, 2010)
Le résultat nous confronte à une représentation visuelle et fragmentée d’une quantité incommensurable d’informations. Par là même, il nous propose à la fois de penser la question de la traduction (cf. deuxième principe), soit une réflexion sur la quantité d’informations présentes sur Internet, lieu où il a trouvé ces images ; mais aussi une réflexion sur la notion d’auteur et de citation (troisième principe). Il me reste à présent à remarquer que la copie a aussi à voir avec la conservation des œuvres numériques et joue un rôle conservatoire et d’archivage. Cette question est importante. Le problème de la conservation des œuvres dans l’art numérique est assez problématique à moyen et long terme. Du fait de l’échéance imposée par les industriels fabricant des matériels informatiques et des logiciels (incluant les systèmes d’exploitation), on assiste à une obsolescence programmée. Environ tous les cinq ans, le changement est tel qu’il faut réinvestir dans du nouveau matériel, non pas qu’il soit défectueux, mais à cause de l’évolution des médias et des ressources disponibles qui demandent des performances de calcul toujours plus élevées (par exemple, la qualité des vidéos, la complexité des algorithmes régissant les logiciels). Le problème de la rétro compatibilité se pose alors et renvoie à la question de choisir d’utiliser des logiciels Open source ou bien des logiciels propriétaires (c’est-à-dire conçus par une compagnie privée). Je développerai cette question plus en détail dans le chapitre I.b.ii.
La conservation des œuvres numériques est, en tous cas, essentielle. On l’a vu comparé au médium dit « analogique » (une impression sur papier, un enregistrement photographique argentique, un enregistrement sonore), le médium numérique ne permet pas de conservation à très long terme. Tous les cinq à dix ans, les données doivent donc être recopiées sur un support plus récent pour garantir leur pérennité dans le temps.9) Pour être pérenne, une information doit aussi être copiée à plusieurs endroits à la fois. Notamment du fait des pannes techniques pouvant survenir et entraînant la perte plus ou moins irrémédiable des données. On se trouve ici devant un paradoxe, le contenu acquérant une pérennité grâce sa translation numérique se trouve dépendant de la non-pérennité des supports de stockage de ces données.
Je finirai cette réflexion en soulignant que toutes ces problématiques de non-pérennité, de conservation et d’archivage sont largement explorées par les artistes comme sujet de création.
C’est ainsi que David Guez propose de questionner le problème de la conservation avec l’œuvre Disque dur de papier10). Cette œuvre se propose de stocker « des données numériques sur un support “papier” via le “rétrécissement du code informatique” des fichiers, permettant ainsi une sauvegarde pérenne et un “reload”11) éventuel en cas de disparition de la version magnétique. »12) David Guez choisit plus particulièrement de transposer une version numérique du film de Chris Marker, La jetée, sous la forme d’un livre papier. C’est cette publication « d’un livre qui sauvegarde l’entièreté d’un film sous son code binaire »13).
Figure 4. Disque dur papier (GUEZ, David, 2014)
David Guez propose ainsi de remédier à la non-pérennité par la retranscription sur des supports réels. Il anticipe aussi une question technologique qui devient de plus en plus cruciale dans notre société du numérique. Il préfigure des débats actuels sur les modes de conservation sur supports physiques.
Figure 5. Printing Out the Internet, Labor Art Gallery, Mexico City (GOLDSMITH, Kenneth, 2013)
La copie et avec elle, la question de l’archivage sont aussi traitées par Kenneth Goldsmith, un artiste fondateur du site d’archives artistiques Ubuweb14). Il propose de questionner le côté éphémère des données numériques sur le Web avec l’œuvre Printing Out the Internet15) qu’il a réalisée, en 2013, et exposée à la Labor Art Gallery de Mexico City. Il lance un appel sur le Web16) pour que des personnes anonymes lui envoient par voie postale des pages, des extraits du Web qu’elles considèrent comme devant être préservées. Les différentes pages reçues (au total, plus d’une dizaine de tonnes de papier) furent ensuite exposées dans la galerie et mises à la disposition des visiteurs.
Comme Kim Asendorf, avec l’œuvre 100.000.000 Stolen Pixels (Version 1), 14.12.2010, Kenneth Goldsmith propose ici une réflexion sur la quantité phénoménale d’informations présentes sur Internet. Par la transcription sur papier, il rend visible cette masse d’information en la représentant de manière physique dans la galerie d’art. Mais ce faisant, cette transposition assure à ce contenu une nouvelle pérennité et souligne aussi le rapport qu’a chaque utilisateur avec ces données.
En résumé, je retiendrai que le codage, la traduction et la copie des données sont trois propriétés importantes inhérentes au médium numérique. Le principe de codage induit une unification des données quelles qu’elles soient (texte, vidéo ou son) et simplifie leur réagencement. Le principe de traduction permet aux données de « basculer » de leur état physique d’origine à une forme numérique. Il implique de nouvelles relations avec le médium frappé alors d’immatérialité (ou disparition - généralisation) selon le concept d’ultra médialité développé par Robert Barbanti17). Cela a aussi pour conséquence de générer une quantité exponentielle d’informations et surtout de donner au logiciel un rôle prépondérant dans la constitution de la propriété du médium numérique. Le principe de copie fait que la création numérique est en partie libérée des contraintes liées à la propriété des données et au droit d’auteur. Elle opère aussi dans un contexte de non-rivalité18) généralisé, la production, diffusion et consommation de données numériques n’entraînant, en effet, aucune perte de valeur. Les procédés inhérents à la copie catalysent ainsi les processus de création eux-mêmes. Enfin, le principe de la copie permet la conservation des œuvres numériques et leur archivage dans un contexte où l’obsolescence programmée imposée par les industriels pose le problème de la rétro compatibilité. Le choix de logiciels Open source ou propriétaire impose à la traduction des données une limite temporelle dépendante des éditeurs de logiciels. En choisissant un format ouvert, on peut espérer une plus grande pérennité de la lecture et de la transcription de données. De plus, pour envisager la conservation des œuvres numériques, on peut les copier à plusieurs endroits à la fois. À cause de la non-pérennité des supports de stockage de ces données, la copie permet de faire acquérir au contenu une plus grande pérennité. Paradoxalement, l’impression quant à elle, offre une plus grande pérennité quant à la conservation de ces informations et à leur lecture.
En conclusion, je retiendrai que le codage, la traduction et la copie sous-tendent les propriétés du médium numérique et impactent, à la fois, le processus de création des œuvres et leur pérennisation. Ces principes permettent aussi de gérer ou de produire une quantité de données considérables qui correspondent bien au contexte contemporain et notamment, à l’inflation de données portées par les médias de masse et le réseau Internet. Un contexte qu’il importe de saisir pour bien comprendre dans quelle sphère informationnelle évoluent les œuvres numériques et notamment, celles de remix numérique.
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