Depuis la démocratisation des technologies numériques, la création numérique a engendré de profondes mutations dans la relation entre le médium et le dispositif de création. Bien sûr, il serait simpliste de laisser entendre que la création numérique se définit uniquement par le fait que l’artiste utilise un médium numérique. Comme, de la même façon, la transition de l’analogique au digital n’est pas non plus opératoire pour définir l’art vidéo. Le médium seul ne fait pas genre, les pratiques non plus d’ailleurs et je soulignerai dans les autres chapitres que de nombreuses opérations de la création numérique, comme le détournement et la récupération, existaient et existent dans d’autres pratiques artistiques. Je ne propose donc pas ici de définir ce qui fait art numérique ou non, laissant cet éternel débat polémique ouvert et préférant l’envisager comme le symptôme positif d’une création vivante et dynamique. Simplement, mon intention dans cette recherche est de chercher à l’éclairer en multipliant les points d’analyse. Mon but étant de disposer d’un cadre pour éclairer les œuvres de remix en général et mes œuvres actuelles et à venir en particulier.

Mon premier point d’analyse sera ici la relation au médium. Car il reste évident que le médium reste central dans toute création. Sans adhérer complètement à la citation, aujourd’hui célèbre, mais relativisée, de Marshal Mc Luhan : « The medium is the message », l’attention est tout de même portée sur le fait que « le message véhiculé par un système technique importe moins que la configuration du médium lui-même »1), ou en tous cas autant. Mais alors, que retenir de la relation entre le médium numérique et le dispositif de création ?

Je rappellerai que, dans la création picturale classique, le médium désigne les matières utilisées par les artistes pour créer. Que ce soit la peinture à l’huile, l’acrylique, le fusain, les pastels ou autres, ces vecteurs de création assurent un rapport tangible entre l’artiste et sa création. Bien sûr, ce rapport peut être très influencé par les spécificités de chaque médium. Mais, dans tous les cas, le médium est le plus souvent perçu métaphoriquement comme un moyen au travers duquel s’exprime le sens d’une œuvre et l’intention de l’artiste. Dans le cas du médium numérique, ce moyen est constitué de l’outil numérique (ou de la technologie numérique), des programmes et des données associées (par exemple, les flux d’images, de son, etc.). Notons que la mutation numérique s’est accentuée à partir des années 1980, en parallèle à la popularisation des outils numériques et à la transformation des systèmes d’informations. Comme à chaque époque de démocratisation d’une technologie, les artistes ne tardent pas, en effet, à s’approprier ces nouveaux médiums et à expérimenter leur potentiel. J’y reviendrai.

Depuis l’émergence de l’art contemporain au cours des années 1960, la relation entre le médium et l’œuvre va considérablement évoluer, qu’il soit numérique ou pas. Le médium n’est plus un simple vecteur de création. Il s’affirme aussi comme un vecteur de médiation à part entière. L’œuvre « ne se définit plus par son créateur unique, par son achèvement ou par l’attitude contemplative qu’elle suscite. Elle peut désormais être le produit d’un travail collectif, celui de l’artiste, du technicien, et du scénographe et n’est plus pensée comme une création contemplée et passive, mais comme relation au spectateur. »2)

A ce stade-là de mon propos, il est nécessaire que je précise que le dispositif est ici « l’agencement de différentes pièces d’un système technique, en l’occurrence d’un système matériel électronique conjugué à un système logiciel pour permettre une interactivité. […] L’interface est la partie perceptible et manipulable du dispositif qui permet la relation entre ce dernier et les pratiqueurs en opérant des traductions entre activités machiniques et activités humaines, dans un sens comme dans l’autre. Placée entre l’action du programme et la pratique du public, elle met en scène les médias interactifs ainsi devenus praticables. »3)

De fait, si la création contemporaine s’affirme plus qu’hier comme un dispositif de médiation entre plusieurs protagonistes convoqués par l’artiste, la création numérique a, quant à elle, ceci de particulier que son médium s’avère un tiers médiateur particulièrement capable de faciliter la circulation d’information. Elle facilite aussi l’activation ou la distorsion des relations des acteurs et tout simplement les opérations de transformation et de (ré)interprétation qui sont au cœur de la création. Donc, si « l’œuvre d’art pour Internet ne correspond plus au concept d’objet achevé, mais s’inscrit davantage comme un processus, un dispositif collectif ouvert et interactif », cette culture pluripartenariale est d’autant plus nécessaire « du fait de la sophistication croissante des outils (…) qui mobilise des compétences hybrides. »4) Ce dispositif collectif renoue d’ailleurs avec la coopération de l’artiste, avec l’artisan et l’ingénieur d’anciennes périodes de l’histoire de l’art. Il suffit de penser par exemple, à l’effervescence qui existait déjà dans les ateliers de Pierre Paul Rubens ou de Rembrandt et la coproduction à l’œuvre autour du grand maître. Pour résumé, j’emprunterai à Jean-Paul Fourmentraux5) la constatation que les artistes numériques conçoivent ainsi des dispositifs qui « matérialisent des facteurs de contraintes autant qu’ils génèrent des appropriations, interprétations et actions. Ces dispositifs conduisent à ne plus séparer producteurs et destinataires, contraintes et ressources, en envisageant l’ensemble des médiations matérielles, techniques ou symboliques, qui y sont à l’œuvre et qui participent à la coordination des activités de création. » Ceci ouvre à de nombreuses questions, par exemple sur l’articulation entre savoir technique et création ; sur l’organisation des indispensables compétences hybrides mises en œuvre par l’artiste ou le collectif de création ; sur la reconfiguration du métier d’artiste ; sur le statut mobile et reconfiguré du créateur et de l’auteur…

Cette notion de « compétences hybrides » s’impose surtout par le fait qu’à travers l’environnement informatique, plusieurs éléments déterminés par l’artiste vont devoir être interprétés et retranscrits de manière intelligible par les périphériques complexes de monstration des données numériques. Cette sophistication technique implique que l’outil numérique constitue à la fois le support de la médiation, mais qu’il détermine aussi fortement les contraintes et possibilités actuelles et futures de l’œuvre. Car cette sophistication technique n’est pas négative. Si elle confirme la nécessité d’un bon niveau de culture numérique de l’artiste et de son collectif éventuel, elle offre dans le même temps un immense potentiel de procédures avec lesquelles l’artiste va pouvoir interagir. Il est en effet intéressant de considérer la contrainte non plus comme un cadrage technique étroit, mais comme une contrainte créatrice, permettant à l’artiste de choisir et fixer un ensemble de procédures. Ici, « si la contrainte peut se rapprocher de la règle, c’est seulement comme celle d’un jeu dont l’artiste serait le maître, celle qu’il aurait fixée et qui donnerait lieu à un ensemble réglé d’actes ou de gestes. »6) De telles pratiques existent hors le médium numérique depuis le XXe siècle, notamment avec l’art conceptuel. Laurence Corbel7) les identifie comme « des pratiques artistiques où ce n’est pas tant le produit qui importe que le processus et (à) des démarches qui établissent un lien si étroit entre le choix d’une contrainte et sa mise en œuvre que l’une et l’autre peuvent parfois devenir indissociables ». De fait, il s’agit de considérer toujours avec Corbel que « La contrainte est d’abord “créatrice” (…) », mais aussi de « souligner la dimension expérimentale du recours aux contraintes puisque c’est dans leur actualisation que s’éprouve leur fécondité : l’art “contrôlé” ouvre donc un espace d’expérimentation. » Dès lors, « définir (la contrainte) suppose de prendre en compte son potentiel créatif ou son efficience artistique. ». On voit bien tout l’intérêt de cette réflexion transposée à l’art numérique et au sujet de ce chapitre. Le rapport du dispositif de création avec le médium numérique opère selon les principes d’une création sous contrainte créatrice même s’il faut sans doute moduler, selon l’œuvre, la part donnée aux règles, au hasard et aux interventions des tiers, le public de l’œuvre compris.

Cela me conduit à relever une autre qualité de la relation activée par le médium numérique. En effet, « la perte partielle de contrôle et de choix, cette acceptation sans distinction des effets qui découlent du recours à la contrainte, permet à l’artiste de construire une manière de “retrait”, dont les différents articles définissent la teneur. »8) Cela produit une relation éphémère, sans contrôle apparent, que je qualifierai d’intangible au sens où elle ne produit pas un objet fini, observable dans son entier, saisi concrètement par le spectateur.9) Il est, en effet, possible, contrairement aux médiums précédents, de le modifier à l’extrême et indéfiniment. On verra que le médium numérique est constitué d’interactions entre des données concrétisées par une suite de chiffres binaires et par des fonctions mathématiques permettant de les manipuler et de les modifier infiniment, sans perte ou sans transformation intrinsèque, a contrario de la plupart des autres médiums qui, au fur et à mesure de leur utilisation, se métamorphosent radicalement. Ainsi, le médium numérique entraîne une double caractéristique originale : cette modification infinie entraîne souvent une reproduction « à l’identique », et, ce faisant, la technique numérique ne tend pas vers une reproduction intégrale. Il est possible, en effet, d’obtenir une excellente qualité de reproduction quand on ne prend pas en compte les faibles variations existant d’une séquence à une autre. Ainsi, l’anti-entropie (ou néguentropie) apparaît aussi classiquement comme un axe constituant de la nouvelle relation du dispositif de création et du médium numérique. Elle en constitue d’ailleurs un des fondamentaux tout en générant des œuvres souvent basées sur la répétition, la collection ou l’assemblage, qui constitueront, on le verra, les principales bases des œuvres de remix.

Pour finir, je remarquerai que les caractéristiques du médium numérique interviennent aussi sur la potentialité de médiation tant le médium numérique étend les possibilités de diffusion et d’interaction artistique. Il est possible, notamment par l’intermédiaire d’Internet, d’exposer les œuvres numériques hors les cadres habituels10), dans des temps et des espaces multiples et conjugués : dans un temps ou des temps donnés, dans un lieu ou à tous les coins de la planète ; à la fois dans des musées, des centres d’art contemporain et des espaces privatifs, etc. (cf. I.c.ii).

Cela a, entre autres, un impact sur la notion de public. J’y reviendrai aussi. Je note simplement ici que la notion de public « initié », jusque là très associée à l’art contemporain, a ainsi évolué et a eu tendance à se dissoudre du fait de cette nouvelle accessibilité entraînant une diminution aussi bien des contraintes représentationnelles que des obstacles socioculturels d’accès à l’œuvre. Ainsi, « en supprimant d’une part, la notion de cadre et de fixité, et en atténuant d’autre part, l’impression de “distance verticale” entre l’œuvre et le public, l’art numérique semble faciliter la médiation vers le public. »11) On verra qu’il en modifie aussi la relation à l’œuvre, car il accentue une des grandes caractéristiques de l’art contemporain qui fait une large place à l’expérience du spectateur. Car, selon Yves Michaud, « le dispositif doit engendrer une expérience qui déplace l’accent de l’œuvre vers son effet et vers l’interaction avec le spectateur regardeur : foncièrement cette sorte de dispositif est, pour lâcher le maître-mot, “in-ter-active” » ainsi, « il n’est pas indispensable que le dispositif soit aisément identifié comme de l’art, ce qui est de l’art, c’est l’effet produit. Il y a effacement de l’œuvre au profit de l’expérience ». Cela opère en lien avec « un autre trait de la situation : il faut des « modes d’emploi ».12) Ce qui interroge sur la qualité de la relation de médiation elle-même. Je reprendrai plus avant la question centrale de la relation entre le public et la création contemporaine numérique dans la partie I.c.iii..


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1)
TRICLOT, Mathieu. Le moment cybernétique : La constitution de la notion d’information. Seyssel : Editions Champ Vallon, 24 avril 2008, p. 17. ISBN 978-2-87673-484-5.
2)
MALKA, Lauren. L’art numérique: médiation et mises en exposition d’une esthétique communicationnelle [en ligne]. 2005. [Consulté le 1 août 2014]. Disponible à l’adresse : http://www.memoireonline.com/08/07/547/art-numerique-mediation-mises-en-exposition-esthetique-communicationnelle.html.
3)
FOURMENTRAUX, Jean-Paul. Art et médias variables [en ligne]. 2012. [Consulté le 16 juin 2016]. Disponible à l’adresse : https://www-cairn-info-s.nomade.univ-tlse2.fr/revue-les-cahiers-du-numerique-2012-4-page-33.htm.
4)
FOURMENTRAUX, Jean-Paul. L’œuvre, l’artiste et l’informaticien : compétence et personnalité distribuées dans le processus de conception en art numérique. Sociologie de l’Art. Novembre 2003, Vol. OPuS 1 & 2, no 1, p. 69‑96.
5)
FOURMENTRAUX, Jean-Paul. Le concept de dispositif à l’épreuve du Net art. Les dispositifs d’information et de Communication: Concepts, usages et objets. 2010, p. 137–147.
6)
Notons que ces œuvres prennent ouvertement à rebours « l’idée, partagée presque unanimement par les artistes ou les philosophes (Valéry compris), que l’œuvre ne traduise jamais une règle ou une idée préalablement donnée, que la règle de l’art n’existe pas préalablement à l’œuvre ou n’est pas donnée d’abord à l’extérieur d’une matière, pour y être ensuite appliquée ». CORBEL, Laurence. Les œuvres au risque de la contrainte. Nouvelle revue d’esthétique. Juin 2012, Vol. n° 9, no 1, p. 5‑10.
7) , 8)
CORBEL, Laurence. Les œuvres au risque de la contrainte. Nouvelle revue d’esthétique. Juin 2012, Vol. n° 9, no 1, p. 5‑10.
9)
La définition de l’intangibilité renvoie à deux acceptations différemment applicables à mon cas : la première (que j’ai gardée) est celle qui se distingue vis-à-vis d’un objet tangible, saisissable, achevé. La deuxième (souvent citée par extension et souvent reliée au domaine juridique, économique ou moral) renvoie à un objet inviolable, intact, sacré. Ce qui ne peut valoir dans mon cas d’une création numérique par essence sans cesse en devenir.
10)
J’ai dû faire un choix dans les sujets que j’aborde dans cette thèse et j’ai choisi de ne pas traiter de manière approfondie les conditions de monstration et le contexte d’exposition d'une œuvre.
11)
MALKA, Lauren. op. cit.
12)
MICHAUD, Yves. L’art à l’état gazeux. Paris : Fayard/Pluriel, 19 avril 2011. ISBN 978-2-01-279531-0. p.8